Un vent frais traverse l’Esplanade, la journée démarre en douceur. Le terrain de foot s’est mué en scène de concert à ciel ouvert. Quelques barnums pour s’abriter, des bancs, une librairie éphémère, un bar de fortune, et partout des jeunes qui s’installent, discutent, attendant l’ouverture imminente de la 8e édition du festival Démostratif.
Voix douce, mais déterminée, Sacha Vilmar, directeur artistique et fondateur du festival – né du désir de rassembler étudiants, artistes, chercheurs et habitants des quartiers alentours tout en offrant de la visibilité à la jeune création – prend la parole. Il salue d’abord la soixantaine de bénévoles – un record –, les 90 artistes présents cette année, ainsi que les institutions et collectivités partenaires.

« Même si la météo hésite, les arbres sont là, les barnums aussi, et puis il y a vous. Alors pas de panique, on est là, ensemble. » Il rappelle que malgré la baisse des subventions, le festival reste entièrement gratuit. Cette année, l’équipe lance un appel aux dons. « On a dû faire des choix, qui ne sont ni simples ni évidents, mais on n’a rien lâché sur l’exigence artistique. Notre objectif reste le même, favoriser la rencontre et aborder des sujets de société brûlants. Cette édition abordera les psychoses familiales, qui invitent à penser autrement. »
En chœur et en jeu
Après ces paroles inspirantes, la journée commence en chorale. Vêtus de noir, chanteuses et chanteurs entonnent un des airs les plus célèbres de la comédie musicale Les Misérables. Les voix sont puissantes, le public écoute, se laisse emporter par les envolées lyriques, les tessitures opératiques. Pour éviter l’effet grand-messe, la cheffe de chœur, loin d’être antique, propose un blind test géant. La glace est brisée. Les festivités peuvent commencer.
En parallèle, sans perdre une note des différents airs entonnés, les groupes se font et se défont. Étudiant·es et professionnel·les se croisent, des enfants courent autour des installations. Le festival a ses fidèles, mais également des curieux de passage, qui traversent le terrain de foot. Certains promènent leur chien et s’attardent. D’autres inventent des jeux de plein air en attendant la suite.
Plongée dans l’intime : Appartement témoin

Pour les plus curieux, rendez-vous devant la librairie. Un comédien les y attend et les entraîne, par groupes de six, jusqu’à une camionnette blanche garée à l’écart. À l’intérieur, chacun enfile un casque. L’expérience imaginée par la Cie Les Aimants commence. Appartement témoin est une installation sonore immersive qui place le spectateur dans la peau d’un policier en planque, écoutant en direct la vie d’une famille reconstituée.
Pas d’image, seulement des voix, des bruits, des silences. Les spectateur·rices choisissent quel micro suivre. La cuisine pour certains, le salon pour d’autres. C’est discret, très immersif. On se sent intrusif, parfois mal à l’aise. Rien de spectaculaire, mais un effet fort. Par ce dispositif, chacun recompose une histoire à partir de bribes, comme dans la vie.
Une parole à vif : Roi du silence
Vers 18 heures, dans une salle du campus, Geoffrey Rouge-Carrassat entre en scène. Seul, face à une urne, il incarne, dans ce monologue, un jeune homme qui, après l’enterrement de sa mère, laisse remonter ce qu’il a toujours préféré taire, un amour d’adolescence, une vérité tue par peur de décevoir.
Le ton est direct, l’adresse franche. Il parle vite, sans fioritures. Son écriture est dense, tendue. À travers ce monologue, il évoque la difficulté d’aimer, les tabous familiaux, la honte, le désir. Le texte touche à quelque chose de personnel, même s’il est fictionnel. Dans la salle, le silence est total. Le public écoute, concentré. Lorsqu’il quitte la scène, il laisse une empreinte bouleversante, une émotion à fleur de peau.
Musique en grand format : Aoraki
Le soleil décline, mais la journée est loin d’être finie. Sur le terrain de foot, qui rappelle un petit Woodstock, les techniciens s’activent. C’est l’heure d’Aoraki, un quatuor originaire de Moselle. Leur style mêle pop, jazz, rock et électro, : à la fois planant et accrocheur. Lauréats du tremplin Pulsations l’an dernier, ils jouent ce soir devant un public mêlé d’étudiants, de bénévoles, de familles du coin. Le son est bon, les corps se balancent, certains dansent. Le concert donne de l’élan à la soirée. On relâche la tension, on respire.
Clore en force : Deux ou trois choses dont je suis sûre

Dernier rendez-vous de la journée – et non des moindres. Deux ou trois choses dont je suis sûre, adapté de l’autrice américaine Dorothy Allison, est porté par trois comédiennes et une musicienne. Sur un plateau en tri-frontal qui devient peu à peu tatami, elles racontent leur enfance. Les mots s’échappent, fluides, douloureux. Derrière le récit officiel, celui que tout le monde préfère entendre, affleurent les violences sexuelles, la pauvreté.
Sur scène, la complicité entre les comédiennes et leurs personnages est évidente. La parole se libère. Elles ne cherchent pas la vengeance, seulement à être entendues et reconnues.
La mise en scène de Manon Ayçoberry puise dans les codes du karaté – vecteur qui a permis à chacune de dire sa vérité crue, de se réparer, et d’aimer à nouveau, loin de la souffrance. Pas de violence, mais de la puissance. Les corps s’affirment, se défendent, s’élèvent. Le propos est dur, jamais misérabiliste. Il est politique. Les interprètes sont justes, habitées. Le public ressort touché. Plusieurs restent un moment, silencieux.
Une ouverture engagée et habitée
La nuit est tombée. Des groupes discutent encore autour des tables. On parle des spectacles, de ce qu’ils ont remué. Il y a de l’écoute, du partage. Le festival Démonstratif est lancé, et cette première journée donne le ton. L’édition sera exigeante, accessible, collective. Ici, l’art ne surplombe pas : il relie. Il interroge, provoque, toujours avec bienveillance. Entre créations toutes fraîches et spectacles déjà confirmés (Parler pointu de Benjamin Tholozan, Jag et Johnny de Laurène Marx), ateliers et présentations de projets, la manifestation imaginée par Sacha Vilmar n’a pas fini de faire entendre sa voix singulière.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Festival Demostratif
du 3 au 7 juin 2025