Au Kunstfest de Weimar, La Mort de Danton dans les miroirs d’Amir Reza Koohestani

Ce début septembre, le metteur en scène iranien créait au Kunstfest de Weimar une relecture libre de La Mort de Danton, pièce de Georg Büchner avec les comédiens hambourgeois du théâtre Thalia. Dans une mise en abyme sombre,Amir Reza Koohestani décrit avec cynisme l’impasse morale de l’Occident.

©Krafft Angerer

Installé depuis 1990 dans cette petite ville de 60 000 habitants, le Kunstfest de Weimar n’échappe pas à la tension qui traverse cette ville d’histoire, entre le classicisme et la contemporanéité, à l’image de l’école du Bauhaus — au sein de laquelle, comme le rappelle le musée dédié à quelques encablures du vieux centre, le théâtre occupait un rôle central. Dirigé par Rolf C. Hemke, dramaturge, mandarin des théâtres arabes et subsahariens, ce festival pluridisciplinaire ménage donc son inscription dans la culture classique tout en tendant vers la création actuelle. Musique baroque ou contemporaine, cinéma, danse, arts plastiques, opéra, théâtre : tout cela se mélange au sein d’une programmation éclectique et savante. « On essaie de trouver les classiques de demain », explique Hemke à la fin d’une édition qui aura fait se croiser le libanais Ali Chahrour, l’américain Robert Wilson et l’italien d’Allemagne Roberto Ciulli. Et qui, on peut le préciser, fait feu d’un budget restreint (900 000 euros) au regard de son amplitude (dix neuf-jours).

France et Iran en Allemagne
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C’est à e-werk, une salle annexe du Deutsches Nationaltheater nichée dans une ancienne centrale électrique reconvertie en complexe artistique aux abords du centre-ville, qu’était créée, la dernière semaine du festival, l’adaptation faite par l’Iranien Amir Reza Koohestani de La Mort de Danton de Georg Büchner. Derrière un titre à faire frémir, Dantons Tod Reloaded, une relecture à tiroirs plongée dans l’atmosphère métallique que l’on connaît au metteur en scène, faisant le pont entre Paris et Téhéran dans la langue de Goethe. On y observe une troupe de théâtre contemporaine au travail sur la pièce de 1835, débattant, entre autres choses, du poids d’une main posée par un des comédiens sur le genou d’une collègue ou du bien-fondé de la poursuite des répétitions au milieu d’une grève des techniciens.

Cinq personnages — Danton, Robespierre, Camille, St-Just et Lucie — apparaissent d’abord devant cinq panneaux-écran réfléchissants qui leur distribuent les rôles. Il n’en faut pas plus pour installer la trame de cette version reloaded comme un jeu de rôles et de miroirs. Par le truchement classique de la mise en abyme théâtrale, mais celle-ci, au lieu d’un télescopage clair des diégèses, opère plutôt le glissement du réel sous les pieds de ces figures canonisées de la Révolution, entre les planches du Paris d’aujourd’hui et les échafauds de 1789. C’est comme si la pièce de Büchner se dérobait sous les acteurs, les dénudant puis les rhabillant de leurs rôles au rythme discontinu d’une répétition perturbée, permettant à Koohestani d’aller et venir entre un langage contemporain aride et l’écriture envolées du dramaturge allemand dont il garde quelques morceaux de choix, dont l’étonnant monologue de Marion, soupir d’émancipation qui, si l’on veut bien l’entendre, résonne avec les luttes féministes du présent.

L’histoire abstraite
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Koohestani et sa co-auteure Mahin Sadri décollent ainsi la pièce de Büchner de son substrat historique pour en extirper le principe abstrait de la fracture philosophique, politique, morale et idéologique. Exit la réflexion mémorielle sur la scission entre les camps représentés par Danton et Robespierre, l’une des rivalités les plus fascinantes de l’histoire de France — enjeu canonique, si nullement exclusif, de la pièce de Büchner. À la place, la discorde au cœur de La Mort de Danton devient le prisme au travers duquel se réfracte, entre la France et l’Iran, des sociétés en quête d’égalité et des individus aux divisions irréconciliables en recherche d’une méthode pour combattre leurs ennemis politiques.

Travaillant pour la première fois à Hambourg avec les comédiens du Thalia, Amir Reza Koohestani fait jouer une distribution à l’intensité toute germanique, jouant à égal et embrassant sans peine cette avancée froide dans les impasses de l’entente humaine. S’ajoutant à la troupe hambourgeoise — Stefan Stern, Oliver Mallison, Pauline Rénevier et Toini Ruhnke — les comédiennes iraniennes Neda Rahmanian et Mahin Sadri dessinent un lien sensible, appels vidéo aidant, avec le Téhéran actuel et la révolte des femmes déclenchée il y a un an par la mort de Mahsa Amini. Au bord du plateau, la souffleuse Birte Hellström, auquel Koohestani accorde quelques lignes sur le seuil de la fiction.

Désespoir
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Le dispositif en forme de palais des glaces 2.0, fait barrière à l’identification du public, écartant la pièce, justement, d’une de ses fonctions possibles : remettre en jeu, à chaque représentation, une construction démocratique dont on montre qu’elle est fracturée à la base de ses fondations. Mais il installe dans le même temps un espace de jeu aussi théâtral que ludique dans lequel les personnages agissent comme des pions mus par la machine arbitraire d’une société sans écoute. Peu consensuel, assez moqueur, le cynisme avec lequel Koohestani et Amini entérinent cette faillite morale de nos sociétés étonne presque, à l’heure où beaucoup s’attachent à chercher de l’espoir dans l’utopie. Il n’en trouve pas moins sa justification interne, âpre, dans la juxtaposition de l’égarement occidental à l’urgence iranienne, où la désobéissance des femmes mène à la mort. Le cri de désespoir de ce pays violenté, dont les bribes parviennent par écrans interposés, constitue ainsi, avec le verbe de Büchner, le deuxième cœur de l’œuvre. Il qualifie ce Dantons Tod Reloaded comme un plaidoyer pour la démocratie, la vraie, la grande, même si celui-ci ne se dessine qu’en négatif sur des horizons noircis.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Weimar (Allemagne)

Dantons Tod Reloaded de Mahin Sadri et Amir Reza Koohestani d’après Georg Büchner
Kunstfest Weimar
e-werk
Am Kirschberg 4, 99423 Weimar, Allemagne

Du 7 au 9 septembre 2023

Du 16 septembre au 10 octobre 2022 au Thalia Theater (Hambourg)

Mise en scène Amir Reza Koohestani
Scénographie Mitra Nadjmabadi
Costumes Natasha Jenkins
Dramaturgie Susanne Meister
Musique Matthias Peyker
Vidéo Phillip Hohenwarter
Avec Oliver Mallison (Robespierre), Pauline Rénevier (Camille), Toini Ruhnke (St. Just), Stefan Stern (Danton), Neda Rahmanian (Lucile), Mahin Sadri (Marion)

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