On donne tout crédit aux Créanciers de Philippe Calvario

Philippe Calvario adapte et met en scène avec finesse Les Créanciers de Strindberg. En apportant une vision plus moderne, rendant à Telka toutes ses lettres de noblesse, il transforme cette tragi-comédie en un passionnant thriller psychologique Hitchcockien.

© Pascal Gély

L’argument de la pièce de l’auteur suédois est simple : un ex-mari manipule le nouvel époux, qui ne sait pas à qui il a affaire, le faisant mortellement douter de la fidélité de sa femme. Tels des créanciers, les deux hommes vont demander à celle qui a vécu avec eux de les rembourser. Il n’est pas question d’argent ! Strindberg, auteur de la fin du XIXe siècle, part du principe que l’homme donne tout à une femme et que celle-ci prend sans jamais rendre. Une conception qui fait grincer des dents.

Le théâtre en jeux de miroir
© Pascal Gély

Dans cette version, le personnage d’Adolphe n’est plus un peintre de renom, mais un metteur en scène de théâtre. Ici, il s’appelle Al. Ses tourments sont les mêmes. Il a connu son apogée et le déclin s’annonce. Il est en panne sèche d’inspiration. Telka n’est plus une romancière, mais une comédienne. Elle a été la muse de son époux durant des années. Maintenant, elle aspire à voler de ses propres ailes et désire se consacrer au cinéma. Quant à Gustave, dit Gus, le premier époux de Telka, il est devenu un acteur de renom.

La pièce se décline en trois confrontations dans lesquels le drame se met d’abord en place, puis s’amplifie, pour finir par exploser. Le premier acte se passe entre Al et Gus. Tel un Iago, ce dernier distille des phrases et des idées qui vont déstabiliser l’esprit déjà bien fragilisé de l’autre. « Cette femme a dévoré ton âme, ton courage, ta raison ». Gus sort et celle dont il a été question durant tout le premier acte, arrive enfin. Rayonnante, elle ne comprend rien aux reproches de son époux. Aimante, elle tente même de le rassurer, de le pousser, en vain, à retrouver sa créativité. Al sort, Gus revient. Telka, d’abord surprise, comprend alors qu’il est venu se venger. Le prix de la dette sera la mort d’Al.

Un Othello des temps modernes

Philippe Calvario inscrit bien les fragilités et les troubles qui agitent ce pygmalion qui n’a plus rien à apprendre à sa créature. Comme Othello, il se laisse prendre au piège de la jalousie maladive. Il ne trouve plus sa place dans cet amour qu’il a sublimé et qui lui inspirait sa créativité. Cela l’effraye. Dans le personnage de Gus, ce pervers narcissique, Benjamin Baroche est démoniaque à souhait. Possédant la beauté du diable, jouant d’une gestuelle très significative, le comédien déroule son ouvrage de manipulation avec une terrible efficacité. La relation entre Al et Gus prend des tonalités troublantes que l’on aurait bien aimé voir plus exploiter.

© Pascal Gély

Dans son adaptation, Calvario rend à Telka « son éclat de femme et sa force ». L’avoir fait actrice permet de la libérer du carcan bourgeois de Strindberg et de ne « la faire vibrer que par ses désirs ». À la différence des deux hommes, elle est de plain-pied dans la vie. Même si elle irradie encore de sa beauté, elle est consciente qu’elle ne va pas tarder à entrer dans le fameux « tunnel de la comédienne de cinquante ans ». Il lui faut agir et c’est pour cela qu’elle se tourne vers le cinéma. Elle aime son mari et c’est pour cela qu’elle se délivre de son emprise. C’est une femme qui a atteint la maturité et qui avance. Bien sûr, on se construit en se confrontant aux autres, mais contrairement à ce que les hommes de sa vie pensent, elle ne leur doit rien.

La reine Julie

Dès qu’elle entre en scène, Julie Debazac prend toute la lumière. Avec sa blondeur et son allure, une image a surgi en la voyant, celle de l’actrice italienne Monica Vitti. Ce qui donne à Telka la force de ces femmes libres comme l’air, qui s’assument, jouant de leur beauté, de leur charme, de leur intelligence. Jouant sur les nuances de sa belle palette de jeu, avec une belle humanité, Debazac incarne avec une grande justesse et une belle émotion, tous les sentiments qui traverse son personnage. Elle est la reine de ce spectacle.

Marie-Céline Nivière

Les Créanciers d’après August Strindberg.
Théâtre de l’Épée de bois
Cartoucherie – Route du Champs-de-Manœuvre
75012 Paris.
Reprise du 9 novembre au 3 décembre 2023.
Du jeudi au samedi à 19h, matinée samedi et dimanche à 14h30.
Durée 1h30.

Adaptation et mise en scène de Philippe Calvario.
Avec Benjamin Baroche, Philippe Calvario et Julie Debazac.
Collaboration artistique de Marlène da Rocha.
Lumières de Bertrand Couderc.
Costumes de Coline Plocquin.
Son de Christian Chiappe.

Critiques