Dans La vie est une fête, les Chiens de Navarre cherchent l’asile politique

Aux Nuits de Fourvière, à Lyon, les Chiens de Navarre auscultent une société malade. Drôle et rythmée, La vie est une fête ne se hisse toutefois pas à la pleine hauteur de ses ambitions.

Il existe un adage selon lequel, dans une société malade, les plus sains sont ceux qui ne parviennent pas à s’adapter, et que l’on désigne comme des fous. C’est à peu près ce que dit La vie est une fête, en tout cas les situations que Jean-Christophe Meurisse et sa troupe mettent en place sont comme des étaux poussant inéluctablement leurs personnages à la folie.

Une quarantenaire célibataire et complexée craque après qu’une gynéco particulièrement rustique, le nez entre ses jambes, lui conseille d’« entretenir la machine ». Plus tard, elle s’écroule sur le sol du cabinet de chirurgie esthétique, terrassée par l’angoisse à la découverte du coût des travaux prescrits par l’excentrique médecin. Une fan obsessionnelle, tombée en dépression à la mort du chanteur Christophe, raconte comme une révélation divine sa rencontre avec l’idole au stand aveyronnais de la Fête de l’Huma. Le fondateur d’une entreprise de tech se voit évincé de sa propre boîte par deux jeunes startuppeurs en hoverboard défoncés à la novlangue managériale, et ainsi de suite. L’éventail des cas qui peuplent la pièce vise à dessiner un panorama socio-pathologique de la France d’aujourd’hui, tirant la banalité vers des extrémités morbides — dépression, délire, suicide.

La folie, principe débridant

Meurisse a la bonne idée de placer cette prison de fous dos-à-dos avec une introduction désopilante sur des bancs parlementaires. Les débats grondent déjà lorsque nous entrons dans la salle, opposant différents ersatz du casting politique français. Les insultes fusent, cette France est folle. Nous passons donc tout naturellement de l’hémicycle à un cabinet psy dans lequel Gaëtan Peau, face public, dans une persona de droitard radicalisé, déroule une diatribe moqueuse et misanthrope aux couleurs locales (le complexe des lyonnais face aux parisiens, les « pistes cyclables non genrées » de la Métropole) et nationales (une balle perdue, ironique, pour le militantisme d’Adèle Haenel). Cette déflagration, débitée avec une nonchalance assassine par un comédien irrésistible, est aussi drôle que sidérante.

Comme principe dramaturgique, la folie débride le langage, voire l’annihile (il faut entendre les grognements animaux de l’acteur-performeur déchaîné Ivandros Serodios). Elle justifie également que les personnages s’imaginent dans d’autres fictions, dépliant une galerie surréaliste de personnages secondaires : un monstre sanguinaire en slip, un flic et un manifestant tout aussi enragés, le Joker de Joaquin Phoenix, dont la réputation n’est plus à faire… Ces saillies apparaissent comme un retour du refoulé et se soldent à chaque fois par un retour au réel de l’asile, point d’arrivée ultime, fin logique de toutes les trajectoires.

Effet de camisole

Pourtant, si le jaillissement pathologique doit fonctionner comme une catharsis, il semble que les Chiens échouent à tirer complètement parti de cette matière. L’humour grossier, trash et provocateur qui fait la signature de la troupe est certes bien présent, et sa franchise secoue suffisamment pour nous maintenir dans un mélange d’hilarité et de stupéfaction. Mais un goût de passé commence à atteindre un certain nombre des thèmes ici égrénés, qu’il s’agisse de la misère sentimentale du petit-bourgeois moyen, des injonctions au bistouri ou de l’idéologie du progrès technique.

La logorrhée ordurière, qui fait office de catharsis dès le coup d’éclat de l’ouverture, mouline sur la longueur, alors qu’elle ne pourrait s’accomplir que dans la surenchère. D’un autre côté, la toile de fond psychiatrique sert une démonstration méthodique des racines sociales et politiques de la pathologie, mais la pièce, dans sa peinture triste et abjecte des malades (excepté l’espoir d’une rencontre amoureuse), tourne le dos aux perspectives d’émancipation hédonistes et libertaires qui s’ouvrent dans leurs failles, bien que Meurisse se réclame de Deleuze. Dans cet entre-deux, tout le monde se satisfera de rire allègrement du devenir suicidaire de la société… politiquement, ce sera tout.

Samuel Gleyze-Esteban

La vie est une fête de Jean-Christophe Meurisse
Maison des arts de Créteil
Place Salvador Allende
94000 Créteil.
DU 20 au 26 janvier 2023 à 20h.


Nuits de Fourvière – Lyon
Théâtre de la Renaissance
7 Rue Orsel
69600 Oullins

Jusqu’au 30 juin 2022
Durée 1h45 environ


Mise en scène : Jean-Christophe Meurisse
Collaboration artistique : Amélie Philippe
Régie générale, décors et construction : François Gauthier-Lafaye
Création et régie lumière : Stéphane Lebaleur
Création et régie son : Pierre Routin
Régie plateau : Nicolas Guellier
Costumes et régie plateau : Sophie Rossignol
Chorégraphe : Jérémy Braitbart
Machiniste : Augustin Grenier

Avec Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Serodios, Fred Tousch et Bernie

Crédit photos © Philippe Lebruman

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