Des tranche(s) de vie abîmée ciselée(s) par Pommerat

Dans les allées bétonnées de la Friche de la Belle de Mai, l’air glacé de janvier s’engouffre, saisissant de froid les passants, les badauds, les skateurs, mais aussi le public venu voir d’un côté Le Cabaret des Absents de Cervantès, de l’autre, en comité beaucoup plus confidentiel ,en raison du dispositif scénique, à peine une quarantaine de spectateurs, la dernière création de Joël Pommerat avec d’anciens détenus. 

Un projet au long court

En 2014, la directrice de la maison d’arrêt d’Arles fait appel, au metteur en scène, fondateur de la Cie Louis Brouillard, pour participer à un atelier d’art dramatique en Prison, malgré les réticences de Jean Ruimi, détenu tout juste transféré des baumettes à l’initiative d’un projet de réinsertion autour de l’écriture d’une pièce de théâtre, au cœur de l’établissement pénitentiaire. Face à face, yeux dans les yeux, les deux hommes se rencontrent, échangent, se parlent et se dessinent très vite les prémices d’une belle amitié, d’une complicité. Après Marius, une réécriture de la pièce de Pagnol, en collaboration avec Caroline Guiela NguyenAmour (2) est leur quatrième collaboration. 

Une autre vie

Depuis, libéré, intégré à la Cie Louis Brouillard, celui qu’on appelait les « Yeux Bleux », quand il faisait encore partie du grand banditisme marseillais, a trouvé sa voie, celle de la réinsertion, d’un après sur les planches, dans la lumière des projecteurs, au service d’un texte, d’un propos, d’un auteur. Avec beaucoup de pudeur, l’homme qu’il est devenu, plein d’humilité, de fierté, ayant une aura naturelle, une présence ténébreuse, autant que solaire, rêve à voix haute, presque sourde, de pouvoir aider tous ceux qui sont encore derrière les barreaux, en mettant notamment en place des ateliers théâtre dans toutes les prisons de France. 

Puiser dans le répertoire

Pour ce nouveau projet, soutenu par la Région PACA mais aussi par la maison d’arrêt d’Arles, Joël Pommerat a souhaité continuer à travailler avec trois comédiens – Redwane RajelJean Ruimi et Samir Hammou –, rencontrés en milieu carcéral et libérés depuis, et trois de ses fidèles comédiennes – Roxane IsnardElise Douyère et Agnès Berthon. Retournant à un style plus épuré, sans décor, sans costumes, sans éclairage, il revisite une dizaine de saynètes de son répertoire, issues de trois de ses œuvres emblématiques, La Réunification des deux CoréesCet enfant et Cercles/Fictions. S’appuyant sur une matière brute, viscérale, le vécu de ses interprètes, il insuffle à ses histoires courtes faites d’amours filiales, de passions, de tendresse, de liens tenus, de rapports sociaux singuliers, une densité saisissante, un réalisme puissant. Tout est faux, tout est vrai. Avec presque rien, revenant à l’essence même du théâtre, le metteur en scène perfectionniste touche juste. Des bruits des percussions, venant du dehors, recouvrent parfois la voix des interprètes. Le regard du metteur en scène s’obscurcit. L’instant est fugace. Très vite, ses yeux frisent, pétillent. le plaisir de voir au fil des minutes s’épanouir ses comédiens, le rend simple heureux.

Au plus près du jeu

Dans une salle grise, basique, dépourvue du moindre artifice, des sièges sont disposés en tri-frontal. Assis avec les spectateurs, les artistes se fondent dans le décor. Un regard complice, un sourire, un geste imperceptible, l’un prend la parole, en harangue un autre. Un récit se tisse, puis un autre. Un père reproche à son fils de se laisser bouffer par son enfant. Une femme s’inquiète de la manière dont une fille parle à son paternel, un mari aimant accompagne son épouse dans un parc, lui raconte encore et toujours la même histoire, la leur, celle dont elle a perdu le souvenir. Une heure durant, les personnages défilent, les mots trop longtemps tuent,  se libèrent. Les petits riens et les petits maux du quotidien, les fêlures, les brûlures, font jour, s’instillent à fleur de peau, éclatent là, juste à côté, à portée de main. Témoin intime des drames de l’existence, le spectateur entre dans la danse émotionnelle. Il est, à son corps défendant, l’un de ses protagonistes.

Bien plus que de l’art vivant

Avec Amours (2), Joël Pommorat signe un spectacle profondément humain, un moment troublant qui brouille la frontière entre réalité et fiction, entre jeu et incarnation. Bien au-delà du théâtre, la pièce ouvre la porte de la rédemption et du droit à seconde vie.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Marseille

Amours (2), Une création théâtrale de Joël Pommerat à partir de ses textes
La Réunification des deux Corées, Cet enfant, Cercles/Fictions.

Théâtre National de Strasbourg
1 avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg
Du 12 au 16 mars 2024.
Durée 1h environ.

La Friche Belle de Mai
41 Rue Jobin
13003 Marseille
jusqu’au 22 janvier 2022 

Durée 1H environ

Tournée à venir sur la saison 22/23

Mise en scène deJoël Pommerat assisté de Lucia Trotta 
avec Agnès Berthon, Elise Douyère, Samir Hammou, Roxane Isnard, Redwane Rajel, Jean Ruimi 
Avec la collaboration
artistique de Roxane Isnard, Lucia Trotta, Elise Douyère et Jean Ruimi
Direction technique d’Emmanuel Abate

Crédit photos © Christophe Loiseau

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