La déliquescence éthylique du couple

Au TGP, Anne Barbot et sa complice, Agathe Peyrard, adaptent ingénieusement L’Assommoir de Zola. Flirtant à la frontière entre réalisme et fiction, elles invitent à une plongée vertigineuse dans l’intimité d’une passion amoureuse, de la rencontre maladroite à la furieuse et funeste déchéance. 

Assise sur une simple chaise de bois, Gervaise (épatante Anne Barbot) attend encore et toujours, son vaurien de concubin, Lantier. Elle a préparé le diner, la table est mise, leur fils Étienne couché. Elle s’est mise sur son 31 pour plaire à son homme, même si ce dernier, un profiteur, un parasite, dilapide leur peu d’argent avec une voisine, un peu plus jeune, un peu plus pimpante. La jeune femme, par amour, pour son enfant, est prête à tout, à pardonner, tolérer incartades et autres passades. N’a-t-elle pas quitté son sud natal pour ce Paris poisseux, gris, qu’elle n’aime guère ? Mais l’abandon, la découche, c’est trop. Explosant en mille éclats le quatrième mur, Elle prend à partie la salle, interroge les spectateurs, s’énerve contre la couardise des hommes, leur capacité à rendre folle les femmes, à les abimer, les consumer à petit feu. 

Au plus près des cœurs palpitants

Faisant du public un témoin privilégié de sa vie intime, un personnage à part entière de son histoire, Gervaise-Anne Barbot convie chaque âme qui vive dans son foyer, dans cœur, dans sa tête. D’ailleurs, Coupeau (sensationnel Benoît Dallongeville), un gentil gars, un ouvrier-zingueur, secrètement amoureux de la méritante jeune femme, est assis avec les spectateurs dans les gradins. Il aimerait bien la faire changer d’avis sur les hommes. Ils ne sont pas tous lâches, pas tous veules, menteurs… Ils savent aimer, être sensibles, délicats, travailler sérieusement, apporter tous les jours de quoi faire bouillir la marmite. Comment ne pas succomber à ce grand dadais, attentionné et prévenant, plein de promesses d’un avenir meilleur ?

De la cime à l’abîme

Par touches, par bribes, l’amour entre ces deux-là est beau à voir. Une enfant charmante, la sémillante Nana (détonanteMinouche Nihn Briot) nait de leur union. Le couple prospère, fait des économies et devrait pouvoir bientôt ne plus dépendre de personne. L’ambitieuse et travailleuse Gervaise s’imagine bien ouvrir sa propre blanchisserie, un rêve à porter de mains. C’est le début des ennuis. Un accident, cloue au lit Coupeau, l’empêche de travailler, le rendant soupe au lait, suspicieux. Mais, rien n’arrêtera la pugnacité de cette femme, de cette guerrière, de cette mère de famille, en quête de reconnaissance, d’émancipation face au milieu ouvrier qui veut l’engloutir. Elle soigne son homme, se plie en quatre pour faire tourner la boutique. Le tableau est trop parfait, trop idéal. Les premières craquelures apparaissent. L’alcool aidant, au bord d’un précipice vertigineux, le couple brûle ses derniers feux avant de tomber dans le sordide, le violent. La descente aux enfers est insidieuse, implacable. Rien ne l’arrête, tout la précipite, la jalousie des uns, le mépris des autres. 

Un réalisme cru

De la même manière qu’elle avait adaptée, en 2019 à Avignon, Humiliés et offenséspremier roman de Fiodor Dostoïevski, Anne Barbot va à l’essentiel, à l’épure. Extrayant l’œuvre de son appartenance à une époque, elle lui donne une dimension intemporelle et en fait résonner le propos avec le monde d’aujourd’hui. En s’attaquant au septième volume de la saga des Rougon-Macquart, la metteuse en scène et comédienne s’attache à questionner le couple, sa force vitale, son érosion face au temps, à rendre hommage à cette figure féminine forte autant que fragile, qu’est Gervaise. Grâce à des ellipses judicieuses, une narration faite de ruptures, ciblant la trame de sa pièce sur le ménage Coupeau et leur fille, elle donne vie au roman de Zola, le fait vibrer. Le jeu particulièrement habité des trois comédiens – Anne BarbotMinouche Nihn Briotet Benoît Dallongeville – fait le reste. Avec un réalisme saisissant, l’artiste, compagnonne de route de Julie Deliquet, décortique les mécanismes de la déliquescence d’un couple et la manière dont l’alcool et la misère abiment inévitablement la nature humaine. 

La force du naturalisme

Avec peu d’effets, un décor minimaliste, Anne Barbot signe une très belle et ingénieuse mise en scène. Rien n’est trop, ni la violence inouïe qui se dégage de l’interprétation de Benoît Dallongeville, ni la crudité des mots, la bestialité des comportements. Tout est juste. On peut regretter quelques petites longueurs à la fin, mais ce n’est vraiment que détail, tant la comédienne et metteuse en scène a su s’approprier ce texte, le rendre humain, vivant, percutant. Une belle réussite tout en simplicité, à découvrir au plus vite !

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Le Baiser comme une première chute d’après L’assommoir d’Émile Zola
Théâtre Gérard Philipe 
Salle Mehmet Ulusoy
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
jusqu’au 16 décembre 2021
Durée 2h environ 

Tournée
Du 22 au 26 mars 2022 au Théâtre Romain Rolland, scène conventionnée, Villejuif
Du 31 mars au 2 avril à Fontenay-en-Scènes, Fontenay-sous-Bois
Du 7 au 9 mai 2022 au NEST – centre dramatique national, Thionville-Grand Est

Mise en scène d’Anne Barbot
Avec Anne Barbot, Minouche Nihn Briot, Benoît Dallongeville
Adaptation d’Agathe Peyrard et Anne Barbot
Dramaturgie d’Agathe Peyrard
Collaboration artistique – Lionel González et Agathe Peyrard
Scénographie de Camille Duchemin
Lumière de Félix Bataillou
Réalisation sonore de Minouche Nihn Briot
Costumes de Clara Bailly, Gabrielle Marty

Crédit photos © Simon Gosselin

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