Les corps ténébreusement baroques de Marina Otero

Au TnBA, dans le cadre du FAB, puis au Festival Sens Interdits, aux Céléstins à Lyon, Marina Otero offre son corps abimé, sacrifié, au public à travers ceux nus, musclés, terriblement beaux de ses danseurs. Peu connue du public français, l’argentine esquisse, avec Fuck me, dernier volet d’une trilogie commencé en 2012, un autoportrait sensible, almodovarien et cru de sa vie brisée. Mélancoliquement éblouissant ! 

Salle Vitez du TnBA, le son pulse, les décibels font vibrer les murs. L’ambiance pop rock des musiques latines qui défilent pendant que le public, venu en nombre, s’installe, donne le ton, invite à laisser son corps s’exprimer. Dans les rangs, certains spectateurs battent la mesure. Imperceptiblement, l’obscurité envahit l’espace. Seule, une lumière rouge vif éclaire la scène. Dans les baffles qui grésillent, la musique, se fait balade romantique. S’inspirant librement d’Hier encorede Charles Aznavour, le tube argentin du crooner SandroPorque yo te amo, résonne, entêtant, enivrant. 

Nudité décemment impudique

Incapable de rester en place, cinq silhouettes se dressent dans la pénombre de la salle, se déshabillent, avant de rejoindre le plateau. Ils exhibent sans pudeur leur corps nu. Sautant, virevoltant, jouant des mécaniques, ils offrent leur masculinité, leur féminité sans aucune retenue. En transe, ils ne sont plus vraiment les interprètes de la pièce. Comme ils nous le confieront plus tard, tous ces Pablos, noms que leur a donné avec beaucoup de malice la danseuse et chorégraphe argentine, ne font plus qu’un. Ils ont sacrifié leur identité, leur individualité à la cause narcissiste de Marina Otero.

Une Frida Kalho contemporaine

Les tableaux défilent. Tous racontent un pan de vie de l’artiste. Depuis son enfance, avec ses cousines, dans les fêtes familiales, Marina danse. C’est une obsession, une monomanie. Marquée par l’histoire de son père, un militaire, mort trop tôt, par les secrets que sa grand-mère a emporté dans la tombe, par la dictature qui a ravagé son pays, elle brûle sa vie, donne son corps en pâture aux hommes, lui inflige mille injures, le frappe, le jette à terre, le violente sans cesse. Les vidéos de sa vie passée, diffusées, en arrière-plan, en témoignent. Processus d’autodestruction, d’autodérision en cours, la colonne vertébrale est à bout, fragilisée, abîmée. De souffrance en opération, le verdict tombe, finie la danse. Le dernier opus de sa trilogie autofictionnelle démarrée en 2012 avec Andrea, puis poursuivie en 2014 avec Se rappeler 30 années pour vivre 65 minutes, s’écrit dans un lit d’hôpital. Telle une Frida Kahlo d’aujourd’hui, elle exprime ses douleurs, ses doutes, sa vie à travers son art. C’est beau, puissant, déconcertant, déroutant, profondément troublant. 

Une renaissance substitutionnelle

Pas lents, démarche courbée de petite vieille, La Otero n’a rien perdu de sa verve, de sa superbe, de cette irrévérence charnelle, de cette tension sexuelle qui forge son âme d’airain. Présente sur le plateau, elle dirige d’une main de dominatrice corsetée de noir ses interprètes. Elle ne peut plus danser, qu’à cela ne tienne, ces hommes nus, musculeux le feront à sa place, multipliant extravagances et frasques. Pas de pitié, pas de quartier, sur scène, elle offre à voir au public tout ce que son corps a subi au fil du temps, que ce soit les violences physiques, les injures machistes, les salissures avilissantes du quotidien, les outrages des années qui passent. 

Un cabaret tragicomique et hypersexué

Entremêlant passé et présent, conjuguant ombre et lumière, humour noir et mise à nu tragique, Marina Otero, en grande prêtresse SMen succube charismatique, envoûtante, expose sa vie à la manière d’une œuvre d’art expressionniste. Bien sûr, on pense à Almodovar, à Angelica Liddell. Elle a le baroque de l’un, la folie auto-flagellatrice de l’autre. Mais surtout, elle trace sa propre route et signe une performance éblouissante, burlesque et tragicomique. Porté par cinq danseurs incandescents – Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco López Bubica, Miguel Valdivieso, en alternance Matías Rebossio – , Fuck Me est l’une des très belles découvertes de ce début de saison 21-22, un uppercut magnifiquement irrespectueux, terriblement beau, viscéralement troublant. 

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Bordeaux

Fuck Me de Marina Otero
TnBA
Dans le cadre du FAB
3 Pl. Pierre Renaudel
33800 Bordeaux
jusqu’au 8 octobre 2021
Durée 1h00

Tournée
du 19 au 21 octobre 2021 au Festival Sens InterditsLes Célestins – Lyon
Le 24 octobre 2021 à la MC2 Grenoble

Mise en scène et chorégraphie de Marina Otero assistée de Lucrecia Pierpaoli et Lucía Giannoni
Avec Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco López Bubica, Miguel Valdivieso, Matías Rebossio & Marina Otero
Création lumière et scénographie d’Adrián Grimozzi
Lumière et régie générale en tournée de David Seldes, Facundo David
Costumes d’Uriel Cistaro
Montage numérique et musique originale de Julián Rodríguez Rona
Conseil dramaturgie – Martín Flores Cárdenas

Crédit photos © Pierre Planchenault

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