Broken Goddess à la Fontaine Bethesda

Chapitre 15 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.

Le tournage de Broken Goddess débuta par un frais matin d’avril 1974, à Central Park. Les arbres n’avaient pas encore bourgeonné et nous, on pataugeait  à quatre autour de la fontaine Bethesda à quatre heures du matin, lestés d’une caméra, d’un trépied et d’une mauvaise bouteille d’Almaden. Nous étions des artistes et prêts à le prouver, pour une fois plus portés sur le « shooting » que sur le « shoot de speed ». C’était grandiose.

A l’origine, le film devait s’appeler Superstar, comme la chanson que Bette Midler chantait chaque soir aux Continental Baths. Dallas, qui s’occupait des lumières du show de Bette, en tira l’idée d’un court-métrage, avec Bette dans le rôle de la demoiselle en détresse, qu’il pourrait projeter dans son dos pendant son numéro.
Dallas se voyait déjà comme le prochain D. W. Griffith et tenait beaucoup à produire Superstar. Or la carrière de Bette étant en plein essor, son emploi du temps l’obligea à décliner le film, et Dallas se tourna vers moi.
 « Ce n’est pas payé, me dit-il. Mais on s’engage à te fournir tout le vin que tu pourras avaler. Sans parler de ta coiffure (confectionnée par le très-acclamé Michael, du Vidal Sasoon) ni du maquillage (élaboré par le fabuleux Vincent Nasso, de chez Bendel’s). Tu sais ce qu’on dit, Holly, que Vincent pourrait en remontrer à Way Bundy en personne… ! »
Autant vous dire que j’étais plus heureuse qu’un pig dans sa shit ! Dallas m’avait brossé un tableau des plus appétissants : coiffée par Dieu, maquillée par Michel-Ange,et un premier rôle à se damner ! Comment même penser à l’argent quand deux magnifiques et talentueux jeunes hommes s’engagent à vous pomponner de la sorte ? Un visage sans défaut, une tignasse à tomber et un litron de vinasse : que demande le peuple ?

Cependant une question demeurait : comment allaient-ils m’habiller ? Marion Forbes vint à ma rescousse et me dégota, dans l’un de ses coffres au trésor, une somptueuse robe de crêpe noir Balenciaga, à épaules nues. Avec ce genre de longue traîne à balayer les sols des plus snobs soirées de Park Avenue. La générosité de Marion m’honorait, mais cela me parut de loin trop glamour et raffiné pour le rôle. Je jouais en effet une femme déchue, au bord du désespoir, pas franchement une princesse au Bal des débutantes. Je ne pouvais pas avoir l’air tout droit sortie des pages people des magazines, plutôt de l’enfer et encore, pas tout à fait sortie des flammes.
Bref, une nuit que je sirotais mon vin en fumant de l’herbe – un cocktail qui a fait ses preuves, si j’ose dire – la lumière m’apparut et les muses se penchèrent à mon oreille. Dans un délectable élan d’inspiration, j’attrapai une paire de ciseaux et laissai libre cours à ma furie déchiqueteuse. Après coup, on aurait dit que la robe était passée au mixeur. C’était sublime, non seulement en termes de costume, mais cela donnait également à mon personnage un nouveau motif de désespoir. Quelle femme ne s’arracherait pas les cheveux et la poitrine en découvrant sa robe à 5000 dollars dans cet état ?
La veille du tournage, le maquillage étant prévu aux aurores, je dormis chez Dallas. Avant de me coucher, Michael me planta le cuir chevelu de centaines de pin curls, dans le style ondulé des actrices des 20’s. Ceci fait, on célébra dignement l’événement en buvant, fumant, chantant jusqu’à tomber de sommeil.

A trois heures du matin, Vincent nous réveilla. J’eus juste assez de force pour me traîner jusqu’à la chaise de la cuisine où, une fois assise, je me rendormis tout le temps que Vincent exerça sa magie. C’est d’ailleurs exactement de cette manière que George Masters maquillait Marilyn Monroe, pendant son sommeil, et une pilule dans le bec pour la réveiller quand c’était prêt… Quelle femme ne deviendrait pas complètement folle dans ces conditions ?
Le soleil se levait à peine quand nous arrivâmes à Central Park. On tourna de cinq à huit, avant que la foule n’envahisse la Fontaine.

A la projection des rushs, l’esthétique du film fut un ravissement général, avec des noirs profonds et des blancs pénétrants, très semblables, dans la composition aux peintures de Maxfield Parrish. C’était si excitant que Dallas décida d’étendre le concept du film, et notre petit essai en super-8 prit des proportions d’effet boule de neige. Superstar fut rallongé jusqu’à 30 minutes et retitré, avec amour, Broken Goddess.
 « Ce sera le retour du muet, affirmait Dallas. Et Holly sera la première star muette des 70’s. »
Évidemment, comme nous n’en avions guère, l’argent constituait un obstacle, mais Dallas avait la détermination d’un ouragan et fonda sa propre maison de production : Immortal Films. Il mit ses meubles au clou, quelques bijoux, et prit même un job de nuit pour pouvoir payer la pellicule. Son enthousiasme était si communicatif que plusieurs de ses amis versèrent au bassinet, parmi lesquels Eric Boer, à l’époque top model, Bill Corely, un éditeur, et Laura Nyro, l’auteure-compositrice pour laquelle Dallas avait travaillé comme assistant.
Monter Broken Goddessne fut pas facile mais néanmoins très marrant, pendant les sept semaines que requit le tournage. De temps à autres, je perdais un peu ma motivation et faisais des scènes comme une diva en toc : « Dallaaaas… Je ne peux pas faire ça sans inspiration. J’ai besoin d’une direction. J’ai besoin de musique. J’ai besoin de pinard. » Je m’enfilais alors une rasade et l’équipe se mettait à chanter, en chœur, la chanson Superstar, tandis que Dallas m’expliquait comment descendre les marches du square. Les mecs entonnaient « Long ago and not so far away, I fell in love with you » et moi je chancelais d’un côté de l’autre des escaliers, trébuchais et manquais de dégringoler toute la volée.
 « Coupez !hurlait Dallas.
– Coupez ? Coupez ? hurlais-je en retour. Coupez, mon cul ! J’ai pas terminé, merde ! C’était la plus belle prise de ma vie ! »
Puis le doigt de l’inspiration me touchait à nouveau, et c’était reparti pour un tour.

Je m’assis par exemple au sommet des escaliers, avant de les descendre à nouveau, sur les fesses cette fois. En fait de Déesse brisée, j’étais surtout une Déesse bourrée, et ça commençait à se voir.
 « Coupez ! hurla Dallas. »

A la fin du tournage, le manège où je m’amusais tant s’arrêta brutalement. C’était triste d’être obligée d’en descendre, d’autant que je n’avais plus rien à faire pour m’occuper. J’attendais la première avec impatience, mais Dallas se fit voler ses caméras et son matériel de montage, ce qui retarda d’un an, le temps de récupérer les fonds nécessaires, la finition du film.
Entre Dallas, qui ne pensait qu’à chercher du fric, et moi, furax au fond de chez Max, une certaine tension se créa que Bill Corely cherchait par tous les moyens à apaiser.
 « Ne laisse pas tomber Holly, lui dit-il un soir, dans un nuage de marijuana. Tout le monde la prend, s’en sert et la jette comme une vieille godasse. Restez soudés, bon dieu, refaites quelque chose ensemble ! »
On aurait dit une scène de Gipsy, la comédie musicale. Dallas était sceptique mais Corely était comme Mama Rose : il avait fait un rêve. Attrape cette traînée, empêche-la de boire trois jours, plante-la dans une robe et fous-la sur scène. Restait à savoir, bien entendu, ce que j’allais bien pouvoir faire, une fois sur scène. Moi-même, je n’en étais pas bien sûre. A part faire la gogo-danseuse, ce qui ne nous amenait pas loin.

Dallas habitait à trois blocs des Continental Baths, dans l’ancien appartement de Bette, quoiqu’il vécût davantage dans les premiers. Les Bains étaient à la mode aux débuts des 70’s, et ceux de Continental étaient vraiment les plus chauds. A l’époque, on prenait cinq, six, douze bains par jour, la révolution sexuelle à son pic impliquant une certaine hygiène. Tous les garçons y plongeaient dès qu’ils pouvaient, ne laissant pas passer une chance de s’astiquer. Et je peux vous dire qu’ils s’astiquaient ! Encore et encore !
Il n’y avait pas plus populaire, comme rendez-vous, si bien que ça ne fermait jamais, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept nuits sur sept. Il y avait des vestiaires et des chambres à louer, sans parler des équipements : une piscine, un jacuzzi, des douches, un sauna, un salon et des mecs partout. Des tonnes et des tonnes de mecs : à poil et transpirants, ou en serviette. On aurait dit la Grèce Antique, un banquet érotique pour mes yeux affamés. Je m’y vautrais avec passion, me bâfrais de toute cette chair puissante, saillante et palpitante.

Aux Continental Baths, la clientèle était exclusivement masculine, et gay. Les femmes n’étaient admises qu’au cabaret – où se produisaient des divas bien connues. Entre les clientes à fourrure et les mecs en serviette, c’était un mélange assez éclectique. Croyez-le ou non, les Continental Baths étaient devenus une salle de concert tout à fait respectable.
Je m’y rendais continuellement et, par la grâce de la célébrité, on m’y offrait l’usufruit d’un boudoir personnel – inutile de vous dire que je m’y conduisais comme une vraie petite pute ! Qui aurait dit qu’Holly Woodlawn, star des planches, de l’écran et du Max’s Kansas City, recelait en elle de tels déferlements de perversité ? Il fallait que je sois sacrément allumée pour participer à des orgies pareilles. Comme je consacrais la moitié de mon temps à être saoule, il va sans dire que je m’y sentais chez moi. Drague continuelle, papouilles et quand, consumée par mes excès de chair, la Barbie que j’étais n’en pouvait plus, je me réfugiais dans l’ombre, me repaissant goulûment des vices des autres, buvant, par les yeux du voyeur, la volcanique luxure qu’ils m’offraient sans fard.
 « Vis aujourd’hui car demain tu seras peut-être mort ». Telle était la devise des gays, en ce temps-là. Demain nous paraissait à peine un horizon. Le sexe était partout, tout le temps, et personne n’y coupait. Ce qui nous amène… à moi-même, bien sûr, et à ma première performance en night-club – qui précisément eut lieu aux Continental Baths.
Précisons qu’à l’époque, New York abritait deux Continental Baths : un petit qui datait des années 50, et un plus grand, plus tolérant, où Bette Midler s’était produite. C’est dans le plus petit que Dallas m’avait organisé un show, au bénéfice des désintoxiqués de la Phoenix House.

Cela m’avait paru un fumant coup de pub : Holly Woodlawn, alcoolique reconnue, ex-détenue et camée notoire, réunissant les derniers neurones de sa jolie p’tite tête pour se produire au profit des toxicos… Bien entendu, j’organisai illico ma propre conférence de presse, afin de proclamer au monde entier, très Evita Peron : « Je me dois d’aider mon peuple ! »
Mon numéro consistait à raconter, devant un grimoire disproportionné, des anecdotes légères – des anecdotes me concernant, bien évidemment. Comment j’avais fait du stop depuis Miami, comment j’avais été frappée par la foudre, puis transformée en cette créature de rêve qu’ils avaient devant eux, etc. Après ce babillage ad lib, je bouclai le tout en chantant « Lost in My Dreams of Heaven », le tube cosmique de mon film-phare Scarecrow in a Garden of Cucumber.
Après quoi, on me paya 150 dollars dont je reversai la moitié à la cause, avec ce petit speech d’accompagnement prononcé du fond du cœur : « Pour leur action auprès de mes nombreux maris de l’Avenue D, des caniveaux de l’Avenue D devrais-je dire, et – bien sûr ! – pour le soutien qu’ils apportèrent à feu mon époux, Manny The Cheese, lequel usa et abusa de moi, me forçant à faire des choses dont  j’ai depuis perfectionné la science exacte, je suis fière de présenter ce chèque de 75 dollars à la Phoenix House ! » Je remis alors aux responsables de la fondation un énorme chèque en carton (ce qui doublait, soit dit au passage, notre budget accessoires), aussi cérémonieusement que s’il s’agissait d’un million de dollars. J’aurais aussi bien pu leur refiler un gros sac de centimes, mais je voulais faire les choses au mieux.

Les garçons des Bains m’adoraient. Bien sûr, bourrés et camés comme ils étaient, ils auraient adoré un loulou de Poméranie capable d’aboyer Jingle Bells, mais je les faisais rire et n’en faisais pas des caisses avec ma célébrité ; avec eux, j’étais la vraie Holly, purement et simplement… Simplement, en tout cas. Mon cher ami Mario Rivoli, rencontré pendant mes années caniveau, en a un jour témoigné en ces termes : « Holly était une personne très humaine, sur scène et hors de scène. Elle était drôle et glamour mais jamais hors d’atteinte de son public. Il suffisait de gratter sous les paillettes : elle saignait comme tout le monde. »
Il faut dire que pendant ce temps, Suzanne avait largement gratté sous les paillettes, au point de me faire saigner à mort. Non contente de ne pas accepter mon statut d’Aphrodite à temps partiel, elle sapait mon image et ruinait ma parade. J’en eus bientôt ma claque, remballai mes bijoux Kenneth Lane et me taillai chez ma copine Elda, sur la 10èmerue et l’Avenue A.
Elda habitait un petit brownstone avec son jeune fils – lequel, rappelez-vous, fut conçu un après-midi de luxure avec Eric Emerson, dans la cabine téléphonique de chez Max. C’était une jolie fille, avec une volonté de fer et un cœur d’or. Une véritable Italienne de New York, élevée dans une famille de garçons, capable de se battre, par conséquent, quand c’était nécessaire. Son fils étant né hors mariage, contre l’avis de ses parents, elle l’élevait toute seule sans demander d’aide à personne. Bien qu’Eric ressurgît, de temps à autres, dans sa vie, et qu’il les aimât beaucoup elle et son fils, c’était loin d’être un père idéal, trop occupé à se camer et à baiser tout ce qui bouge.

Elda avait besoin d’une baby-sitter et moi d’un toit, d’une table et d’une cave à vin : l’arrangement fut vite vu. La close la plus vitale du contrat reposait sur le vin, Estelle me rendant souvent visite, et m’épaulant activement dans l’éveil du jeune garçon aux merveilles de la vie. On faisait avec lui le tour de la ville, depuis la Factory jusqu’aux musées, en passant par le Park – on l’emmena même chez Tiffany, histoire de lui apprendre le bon goût. Chaque jour était une aventure, remplissant de fruits sublimes, telle une corne d’abondance, le cœur affamé du bambin.
La journée, Elda travaillait dans un bureau, et à côté comme couturière. Elle sortait avec Sylvain Sylvain, l’un des guitaristes des New York Dolls, pour lesquels elle confectionnait les costumes, exerçant une influence majeure sur leur style.
 « Nous les filles, les conseillait-elle, vos conneries mucho-macho, on en a plein les bottines. Vous devriez vous saper comme des gonzesses et vous couvrir de maquillage. Le public féminin vous adorera pour ça. »
Et, de fait, le public féminin les adora. Les Dolls commencèrent à se produire régulièrement chez Max, déclenchant une véritable hystérie. Elles crièrent, hurlèrent, certaines leur jetèrent même leur culotte.

En ce temps-là, vers 1973, le Max avait tourné heavy metal. Fini le glamour dont je m’étais repue ! Plus de Superstar sur scène, de table ronde, de petit clan… Place aux groupies rock’n roll. Les guitares qui crachent et les synthétiseurs hurlants, très peu pour moi : j’avais depuis longtemps fui les lieux lorsqu’Elda (fatiguée de coudre des costumes pour tout le monde sauf elle) décida de se mettre à chanter. Avec ses propres costumes et son propre groupe. Et me proposa de l’accompagner. J’étais un peu hésitante au début mais elle n’eut pas grand mal à me convaincre : « Allez, quoi ! Si les mecs peuvent y arriver, il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas. Le talent, on s’en fout ! Il suffit de gueuler dans un micro. »
Il n’en fallut pas davantage pour m’imaginer en poster dans toutes les chambres de chaque adolescent américain, le plus grand succès depuis les Ronettes. Du moins… Jusqu’à ce que j’apprenne le nom sous lequel nous nous apprêtions à chanter. Elda baptisa le groupe Pure Garbage, Les Vraies Ordures, et ça nous allait, effectivement, comme un couvercle sur une poubelle. Elle avait recruté une autre chanteuse, une fille black du nom de Jamaica Kincaid, avec des cheveux platine d’un centimètre de long. Notre répertoire* couvrait les standards de Broadway, les classiques et quelques chansons originales écrites par Elda (parmi lesquelles « Dracula, Qu’as-Tu Fait avec Ma Mère ? »). Nous chantions des versions rock de Hit the Road Jackou All of Me, sans parler de Boston Beguineou les parties chantées de Brigadoon. Ça ne me plaît guère de l’avouer mais ça n’était pas terrible.

On louait un studio de répétition pour dix dollars de l’heure dans le West Village, on fumait un peu d’herbe, on buvait du vin, et on beuglait jusqu’à l’extinction de voix. Pour notre premier essai, sur Hit The Road Jack, je revois encore Elda martyrisant la batterie, Jamaica au tambourin, et moi remuant des nichons, balançant des hanches, papillonnant du mascara tout en jouant des cymbales entre mes genoux – exploit pour lequel j’avais pris pour modèle un singe mécanique du magasin de jouets F.A.O. Schwartz.
Le lundi soir au Reno Sweeney, le tout dernier cabaret en ville, se tenait la foire aux talents. La honte qui m’embarrassait n’étouffait pas Elda, laquelle nous y inscrivit sans scrupule. Pour apaiser ma terreur, Vincent Nasso me dégota, auprès de son amie Norma Kamali (qui venait d’ouvrir une petite boutique sur Madison), une splendide robe d’élasthanne noir. Quitte à sombrer avec le  Titanic, autant sombrer avec style.

Une fois traînées sur scènes, aussi plombées de substances que le corps et l’âme peuvent le supporter, Elda attrapa le micro et chanta Rouge, issu de New Faces of 1953, le fameux show de Broadway. Puis j’enchaînai avec Boston Beguine, du même spectacle qui marqua les débuts vocaux d’Alice Ghostly.
Avec mon turban recouvert de fruits tropicaux, je ressemblais à une Carmen Miranda à moitié cinglée. Galopant à travers la scène comme un poulet sans tête, je roulai des yeux, twistai des genoux et tenait la note, au plus grand plaisir du public qui transforma ce désastre annoncé en un succès passable.
Après le spectacle, le propriétaire du rade, Lewis Friedman, vint à ma rencontre. Petit, râblé, bourru, ce n’était pas le genre à tourner autour du pot. Il me prit à part et dit : « Je vais être parfaitement honnête avec toi. Vous êtes à chier.
– Je sais bien, chéri, mais à part ça, j’étais comment ?
– Soyons cash : je ne vois pas l’intérêt de vous engager toutes les trois. Mais j’aimerais bien faire quelque chose avec toi toute seule.
– Oh ! dis-je en plantant mes mains sur mes hanches 
(l’inconvénient d’avoir vu trop de films de Mae West). C’est un rendez-vous que tu veux ?
– Nan. C’est un numéro pour un nightclub. »
C’était surprenant. Et plutôt alléchant.
 « Tu pourrais te produire le lundi soir. Et on verra à partir de là. Si ça t’intéresse, évidemment… »

Évidemment, que ça m’intéressait. Mais comment allais-je pouvoir l’annoncer aux filles ? Je ne pouvais pas les larguer comme ça, de but en blanc, comme des vieux bibelots gênants. Aussi allais-je apprendre la nouvelle à Elda d’un air hésitant, prétextant que nos chances seraient sans doute meilleures à trois. Elle me regarda comme si j’étais une idiote et lâcha : « Bien sûr que non. Accepte, enfin ! Je peux toujours trouver une fille pour te remplacer. »
Je pris donc la place que Lewis me proposait et Elda trouva, au pied levé, une charmante brunette du New Jersey, Debbie, qui travaillait chez Max comme serveuse. Elles rebaptisèrent le groupe en The Stilettos, et cessèrent progressivement de massacrer le répertoire de Broadway pour des productions plus originales. Elles tournèrent ainsi dans plusieurs endroits à la mode mais ça ne décolla jamais vraiment pour elles. Il m’arriva même, un soir, de leur servir d’éclairagiste, assise sur un tabouret devant une ampoule nue que je devais allumer et éteindre, allumer et éteindre, alors qu’Estelle, à côté de moi, passait les filtres de couleur. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour ses amis !

Debbie finit par quitter le groupe à son tour et par créer le sien avec son compagnon, Chris Stein. Elda dut à nouveau trouver une remplaçante, sans grand effet sur le succès des Stilettos. De son côté, Debbie commençait à faire des vagues avec son nouveau groupe, au point de quitter bientôt le Max’s Kansas City et d’entrer, de plein pied, dans la gloire. Fini de desservir les Terre et Mer, elle était désormais la star du groupe le plus en vogue du pays : Blondie.
Pendant ce temps, de mon côté du Far West, le Reno’s devenait LE club à la mode. Si j’avais toujours voulu développer mon numéro de cabaret, c’était l’occasion ou jamais. Lewis, qui était un excellent pianiste, me faisait travailler mes gammes chaque après-midi.

Quant à Dallas, il m’avait dégoté un autre cachet aux Continental Baths – mais au grand, cette fois. Je n’oublierai jamais cette soirée (et ce n’est pas faute d’avoir essayé). Je faisais la première partie de Miss Tally Brown, laquelle s’était déjà constituée un large public, et la salle était pleine à craquer.
 « Quoiqu’il arrive, ne lui donne rien à boire », ordonna Dallas à Vincent en quittant l’appartement. Il devait arriver aux Bains en avance, me laissant aux mains du maquilleur pour une réfection cosmétique totale. Cette folle d’Alberto, quant à lui, s’occupa de mes cheveux avec le soin qu’on met à une salade César, empilant bouclette sur bouclette sur bouclette, si bien qu’à la fin, on aurait dit qu’un caniche m’était poussé sur la tête. Une Betty Grable, mais à la sauce Porto Ricaine !

Là-dessus, la fermeture-éclair de ma robe de lurex me reste dans les mains. Le trac aidant, mes nerfs prennent le dessus et je pète une durit. « Tiens, mon chou, dit Alberto en me prenant à part. Prends ça, ça va te calmer. » Et de m’introduire dans la bouche un demi-Quaalude. Cette petite pilule fit plus que me calmer : elle annihila complétement mon système nerveux – et ce fut à reculons que je fis mon entrée aux Bains.
Dans les coulisses, Dallas remarqua immédiatement que quelque chose n’allait pas mais la messe était dite. On venait de m’annoncer au micro. Je titubai jusqu’à la rampe et envoyai des baisers à la ronde. Mon accompagnateur joua les premières notes de « Aye Yi Yi Yi Yi » (ma première chanson, rendue célèbre par Carmen Miranda) mais je planais encore plus qu’un cerf-volant. Depuis les coulisses, Dallas me faisait signe de commencer à chanter, s’agitant dans tous les sens. Le pianiste dut s’arrêter au milieu de l’intro pour reprendre depuis le début.
Enfin, je finis par remarquer l’hystérie de Dallas. Je lui envoyai un regard perdu pendant qu’il me criait  : « Qu’est-ce qui t’arrive ? Ça va pas ? » Puis je regardai le public. « Où je suis, bordel ?
– Mais chante, Holly, chante, bon dieu ! »
La salle était pliée en deux. J’avais complétement oublié où j’étais et ce que j’étais censée faire. Aussi, plantée au milieu de la scène, je me mis à chanter ce qui me passait par la tête. Le pianiste fit ce qu’il put pour me suivre tandis que j’inventais, au fur et à mesure, des paroles sans queue ni tête.

Inutile de vous dire le fiasco que ça a été. Sans compter que le lurex rétrécit au contact de la vapeur. Lorsque la vapeur des bains m’environna tout à fait, ma robe se mit à grimper sur mes hanches plus rapidement qu’un rideau de peep show. Quant à ma coiffure mi-caniche, mi-Betty Grable, elle fit le chemin en sens inverse, comme un soufflé, sur mon mascara dégoulinant.
Vision inoubliable que cette bimbo bourrée tirant sur sa jupe en titubant sur scène, se prenant les pieds dans les fils du micro, aveuglée par une attaque de bouclettes… Qui n’aurait pas oublié ses paroles, dans ces conditions ?
Complétement empêtrée dans les câbles, sous les rires hystériques du public, je passai sans prévenir d’une chanson à l’autre et finis par m’exclamer : « Fuck this shit ! Et ils osent vous faire payer sept dollars pour cette merde ? »

À la fin des fins, le propriétaire de la taule déboula sur scène en applaudissant : « N’est-elle pas grandiose ? Applaudissons-la bien fort ! » Puis me chopa par la nuque et m’escorta hors de scène pendant que je criai encore à l’adresse du public : « Merci d’être venus ! Pour ceux qui le souhaitent, je ferai un rappel dans la salle des orgies ! »
La foule était formidable. Il n’y eut aucun sifflet, aucune huée, juste une rigolade générale.
En coulisses, je bousculai Miss Tally qui s’apprêtait à rentrer en scène : « Va donc les cueillir, ma fille ! lui gueulai-je avec enthousiasme. Je te les ai mijotés à température ! »
Quelle petite éhontée je faisais ! Dans un élan de gaieté inextinguible, j’ôtai ma robe de lurex (pour ainsi dire mon « top » de lurex, désormais) et me mis à courir au hasard dans les couloirs, en culotte et talons hauts. Je finis par trouver la piscine dans laquelle je plongeai et ne tardai pas à exécuter un ballet aquatique de ma composition, en l’honneur de feu la grande Anna Pavlova.
Mes acrobaties marines s’enchaînaient avec une grâce et une créativité bien différente de mes exploits sur scène. Mais tout ce fiasco avait excédé Dallas, qui explosait de son côté, plus furax qu’un chat mouillé !
 « Où est passée Holly ? Où est-elle encore partie ?
– Elle est dans la piscine, dit Corely.
– Dans la piscine ? Non mais j’y crois pas ! Qu’est-ce qu’elle fout dans la piscine ?

– Comment ça, qu’est-ce qu’elle fout dans la piscine ? A ton avis ? Du trombone dans une fanfare ? Espèce de trou du cul ! »

Oh, mais c’est qu’à l’époque, faites-moi confiance, je savais souffler dans un trombone ! Et les Continental Baths disposaient de tout un tas d’instruments où déposer mes lèvres ! Le clairon français, la flûte allemande, la cornemuse écossaise, le piccolo italien, le basson africain, sans oublier le bon vieux tuba américain ! Je soufflai dedans jusqu’à la garde, mon chou, et aller-retour, j’en tirai les sons les plus jolis, les plus savants, le clou du spectacle, j’étais l’otarie la plus entraînée de ce cirque de la débauche !

Las, Dallas ne fut pas le moins du monde impressionné par mes talents et quitta sans attendre le navire, incapable, avoua-t-il à Bill Corely, de supporter mes folies plus longtemps. Bien le bonjour chez vous, merci bien et bon vent ! And kiss my ass ! J’aimais beaucoup Dallas mais ce n’était, après tout, qu’un papillon social, un imprésario plus intéressé par les consommations gratuites que par ma carrière. Son ego s’abimait sur mon manque de professionnalisme. En même temps, c’est vrai que j’avais déconné. Je lui ai même demandé pardon. On se sépara bons amis et il consacra toute son énergie à terminer Broken Goddess. Pour ma part, je consacrai la mienne à répéter avec Lewis Friedman

Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet

Chapitre 15 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story

Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
 (écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)

Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre MailletHoward Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.

Crédit photo © DR et © Tristan Jeanne-Valès

Le journal d'Holly Woodlawn