Une Locandiera libre et féministe au Français

En s’emparant de l’une des comédie de mœurs les plus célèbres de Carlo Goldoni, dont le texte a été débarrassé de la misogynie crasse qui lui colle à la peau par la très belle et très ciselée traduction de Myriam Tanant, Alain Françon esquisse avec épure et espièglerie le portrait d’une femme libre, moderne, confrontée à la violence sexiste, machiste d’un monde vieillissant. En Locandiera de tête et de chair, Florence Viala est exquise.

Elle en fait tourner bien des têtes, la jolie et accorte aubergiste. Orpheline de père depuis peu, Mirandolina (flamboyante et malicieuse Florence Viala) a hérité de la jolie pension familiale, située à deux pas du cœur vibrant de la cité Florentine, dont on aperçoit au loin les toits. Enfin libre, elle mène de main de maître sa petite maisonnée. Plaisant à tous, flattée par les regards enamourés de ses clients, elle préside à sa destinée avec une autorité presque virile et une persuasion toute féminine. Jouant de ses charmes sans jamais céder une once de sa précieuse vertu, elle virevolte acceptant tous les hommages, tous les cadeaux avec ce qu’il faut de réticence pour ne pas passer pour facile. Mais un os vient se mettre sur son chemin. Un bien aimable chevalier (épatant Stéphane Varupenne) se déclare ennemi des femmes et compte bien rester insensible Ad vitam aeternam à tous leurs sortilèges. Piquée au vif, peu habituée aux rustres rebuffades, elle se fait fort de le faire tomber dans ses doux rets. Mais à ce jeu de séduction, à cette lutte d’un sexe contre l’autre, elle pourrait bien se brûler les doigts et l’âme.

Souvent traitée sous le ton de la gaudriole un brin misogyne, cette pièce de Goldoni, aux faux airs de Commedia dell’arte, dévoile, sous la houlette d’Alain Françon, des facettes peu soupçonnées d’une satire sociale âpre et rugueuse. Face aux nobles gentilshommes, fiers de leur rang, de leurs droits, la belle roturière doit se battre comme une diablesse pour conserver jusqu’au bout son honneur, son crédit, sa seule vraie richesse, mais c’est le prix de sa liberté.

Débarrassant la comédie du célèbre auteur italien de ses oripeaux folkloriques, la nouvelle traduction de Myriam Tanant révèle un texte d’une modernité singulière, qui n’a rien à envier aux phénomènes #metoo qui depuis plus d’un an font la Une de l’actualité. Ancré dans l’Italie machiste du XVIIIe siècle, le récit met face à face le libertinage d’une société décadente imbue d’elle-même et la montée en puissance d’une classe sociale avide de pouvoir d’égalité, mais plus rigoriste. Il oppose aussi les hommes usant de leurs pouvoirs, qu’ils soient politiques ou financiers, aux femmes aimant être courtisées, mais refusant d’être forcées.

Si Florence Viala se glisse avec facétie et naturel dans la peau de la belle aubergiste, qui se fera avoir à son propre piège, le reste de la troupe n’est pas en reste. Michel Vuillermoz est pittoresque en noble désargenté, Hervé Pierre tonitruant en nouveau riche, Françoise Gillard éblouissante en fausse aristo, mais brillante comédienne, Coraly Zahonero lumineuse en comparse un peu godiche de cette dernière, Laurent Stocker impayable en amoureux désabusé, Stéphane Varupenne touchant autant qu’horripilant en macho patenté, enfin Noam Morgensztern grandiose en valet maladroit à la langue bien acérée.

Avec beaucoup de finesse, d’intelligence, Alain Françon montre, ô combien l’amour peut faire mal, car il oblige à baisser la garde, à se résoudre, la mort dans l’âme à faire acte de raison. Derrière l’épure, le classicisme en trompe l’œil de sa mise en scène, que souligne la scénographie dépouillée, à peine soulignée de Jacques Gabel, il dévoile en creux la fin espérée d’un monde sexiste, patriarcal, et esquisse les premières passes d’armes dans cette guerre des sexes pour une société équitable et équilibrée, qui hélas ne semble toujours pas à l’ordre du jour. Si l’on rit beaucoup, la farce goldonienne fait grincer des dents laissant à nos protagonistes un goût aigre dans la bouche celui d’une victoire amère qui a tout d’une défaite. Une grande pièce particulièrement bien assaisonnée sous les ors du Français !

Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


La Locandiera, une comédie en trois actes de Carlo Goldoni
Comédie Française
Salle Richelieu
1, place Colette
75001 Paris
jusqu’au 10 février 2019
durée 2h00 sans entracte

Mise en scène d’Alain Françon
Traduction de Myriam Tanant
Avec Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard en alternance avec Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern et le comédien de l’académie de la Comédie-Française Thomas Keller
Scénographie de Jacques Gabel
Costumes de Renato Bianchi
Lumières de Joël Hourbeigt
Musique originale de Marie-Jeanne Séréro
Son de Léonard Françon
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : David Tuaillon
Maquillages réalises par Carole Anquetil
Le décor et les costumes ont été réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française

Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage

Categories: Critiques