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Tartuffe ou le Lescot show

Othello n'ayant pu être monté, Tartuffe, mise en scène par Luc Bondy, réinvestit les Ateliers Berthier.

Glaciale est l’atmosphère qui règne dans la maison d’Orgon. Violente est la charge envers l’intrus, le vampire, le tartuffe qui a pris en otage l’esprit du maître de céans. Inégale est la prestation des comédiens qui ont parfois du mal à s’accorder, dans une première partie qui manque de rythme et de nervosité. Mais tout s’efface, s’oublie avec l’entrée en scène d’un Tartuffe renouvelé. Fascinant et troublant, Micha lescot, qui vaut à lui seul le détour, campe avec malice et virtuosité un gourou aussi malsain que séducteur, aussi pervers qu’angélique. Face à lui, dans une guerre terrible et vénéneuse des mots et des sens, afin de mettre fin à l’emprise de ce dernier sur l’esprit du maître des lieux, la sublime et flamboyante Audrey Fleurot use avec classe et distinction de ses nombreux atouts… Une réussite sur le fil, drôle et cinglante.

Tartuffe_bondy_Berthier_Odeon_Lescot_Neuwirth_©Thierry_Depagne_@loeidoliv

Ici, pas de rideau, le public est convié à entrer directement dans la maison d’Orgon. Une demeure bourgeoise, cossue, « classieuse » mais sans chaleur. Les murs blancs sont tristement ornés de quelques têtes d’animaux empaillés et de crucifix. Le mobilier de cette grande pièce à vivre où se côtoient, cuisine, salle à manger et salon, est sobre, austère, sans fioritures. Au centre, éclairée par une lumière zénithale diaphane, crue, une grande table dressée attend les convives pour un frugal petit déjeuner. En hauteur, on devine, derrière une balustrade, un couloir qui dessert les appartements privés, les chambres. Le sol est un damier noir et blanc, une sorte de grand échiquier où se jouent l’avenir, les passions et les haines des membres de cette famille recomposée, déstructurée, perturbée. Imaginé par Richard Peduzzi, ce décor a la beauté des espaces épurés et la froideur des lieux sans âme. Territoire quasi vierge, il laisse à Luc Bondy et à ses comédiens tout le champ des possibles.

Alors que la salle des Ateliers Berthier se remplit peu à peu, dans un étrange silence, un à un, les protagonistes du drame qui se joue s’installent autour de cette immense tablée. Sur un fauteuil roulant, poussée par une jeune servante, la mère, Mme Pernelle (Christiane Cohendy), tout d’abord, vieillarde acariâtre, pose sur tout ce qui l’entoure, dédain et mépris. Puis, les enfants d’Orgon font leur entrée, Damis (Pierre Yvon) – le fils trop gentil, maladroit, un peu benêt – et Marianne (Victoire Du Bois) – primesautière, fraîche, juvénile. Dans le jeu des regards, des attitudes, on lit le manque d’amour, l’animosité qui rongent cette famille. Les cheveux roux flamboyant, le déshabillé de soie élégant, le col de fourrure opulent, Elmire (Audrey Fleurot), la seconde femme d’Orgon, fait son entrée. Elle est théâtrale. Ignorant sa belle-mère, elle grignote un croissant.

Tartuffe_bondy_Berthier_Odeon_Lescot_Labarthe_©Thierry_Depagne_@loeidoliv

L’atmosphère est électrique. L’orage gronde. N’y tenant plus, l’auguste douairière invective, un à un, les membres de sa famille, mettant en exergue leur péchés, leurs faiblesses, et exhortant chacun à écouter et suivre les pieux préceptes du divin homme, du bon dévot, que son fils héberge sous son toit. Femme, enfants, mère, ont bien du mal à cacher, derrière le masque de la bourgeoise courtoisie, l’antipathie qu’ils éprouvent les uns pour les autres. A cran, nerveux, inquiets, tous se rebellent contre la présence de cet usurpateur, dont ils devinent les tristes desseins. Le moment est d’autant plus grave que tous attendent le retour d’Orgon pour lui ouvrir les yeux sur l’odieux personnage.

Dans ce bal des faux-semblants, tous entreront dans la danse : ce sera à qui videra son fiel, fera état de sa soumission, de son sentiment d’avoir été manipulé, et leur franchise permettra peut-être au maître de céans d’ouvrir les yeux afin qu’il expulse ce gourou, ce vampire qui pourrit leurs vies. Les uns après les autres échoueront lamentablement dans leur tentative. Ni la raison, ni la flatterie, ni l’amour filial ne viendront à bout de l’entêtement ne permettront de réveiller l’esprit engourdi d’Orgon. Seule la mise en danger de la vertu et de l’intégrité d’Elmire, dans un trouble jeu de séduction, dans un face à face pervers et violent, finira, peut-être un peu trop tard, à ouvrir les yeux de celui qui ne voyait plus, sous l’emprise de Tartuffe.

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En transposant la pièce de Molière dans une Autriche pieuse et austère, Luc Bondy s’affranchit des références classiques et esquisse le portrait d’un Tartuffe renouvelé, l’histoire d’un gourou sans foi ni loi, qui impose ses volontés, ses désirs, aux esprits plus faibles. Il explore les mécanismes de vampirisation d’une famille totalement déstructurée et les failles sociales, intimes, qui permettent l’imposture. Bien que sombre, il ne faut pas oublier que Tartuffe est une comédie, une dénonciation de la fausse bigoterie. Gardant les alexandrins, il puise dans les ressorts comiques de l’histoire, dans la mise en images de situations comiques (Dorine fourrant une dinde tout en disant tout le mal qu’elle pense de Tartuffe) pour laisser les rires s’échapper. Francs souvent, ils ont toutefois le goût amer de la triste réalité d’une société perdue où les plus faibles sont la proie de personnes immorales les privant de leur volonté.

En confiant le rôle de ce grand manipulateur des âmes à Micha Lescot, Luc Bondy donne une dimension extraordinaire au personnage. Dégingandé, tordu, fielleux, visage angélique, les cheveux mi-longs, gras, mal rasé, le jeune comédien provoque attirance et répulsion. Pieds nus, vêtu de noir, malingre, étriqué, il cajole parfois, il rudoie tantôt. Sachant se faire aimer du maître de maison, homme d’affaires en manque de confiance et en recherche de repères (fabuleux Samuel Labarthe) que seul le recours assidu à la religion semble apaiser, il impose sa présence irritable au reste de la famille et lorgne libidineusement les très beaux attraits de la belle Elmire (éblouissante Audrey Fleurot). Véritable virus, il contamine les êtres et leurs existences, les poussant dans leurs retranchements et réveillant leurs plus sombres pensées.

Sur le fil, on est séduit par cette farce contemporaine, cynique et noire. Après une première partie poussive, presque ennuyeuse où les comédiens ont du mal à s’accorder, en raison d’un manque de rythme et de profondeur, l’arrivée de Micha Lescot en gomme très vite l’effet. Sa confrontation avec Audrey Fleurot est certainement le joyau de cette mise en scène sobre et élégante… A voir donc sans hésitation….

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Othello n’ayant pu être monté, Tartuffe, mise en scène par Luc Bondy, réinvestit les Ateliers Berthier

Tartuffe de Molière
Les Ateliers Berthier, Odéon – Théâtre de l’Europe
32, Boulevard Berthier
75017 Paris
Jusqu’au 25 mars 2016
Du mardi au dimanche à 20H
Durée du spectacle 1h50

mise en scène Luc Bondy assisté de Marie-Louise Bischofberger Bondy et de Sophie Lecarpentier
avec Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Audrey Fleurot, Laurent Grévill, Nathalie Kousnetzoff, Samuel Labarthe, Yannik Landrein, Micha Lescot, Sylvain Levitte, Yasmine Nadifi, Chantal Neuwirth, Fred Ulysse, Pierre Yvon
Conseiller artistique Vincent Huguet
Scénographe Richard Peduzzi
Assistants décor Clémence Bezat
Costumes d’Eva Dessecker
Lumières de Dominique Bruguière assistée de Cathy Pariselle
Maquillages/coiffures de Cécile Kretschmar
Souffleuse Nikolitsa Angelakopoulou

Crédit photos © Thierry Depagne

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