Roméo et Juliette, onirique et truculente tragédie

Après 60 ans d'absence, grâce à Eric Ruf, Roméo et Juliette revient sous les ors du Français.

Un vent nouveau, poignant, féérique, se lève sur les amants de Vérone. Un souffle chaud, violent, balaye préjugés et idées reçues qui ont trop longtemps condamné Roméo et Juliette à n’être qu’une sombre et magnifique romance. Avec élégance et finesse, Eric Ruf réveille les envolées lyriques, tragiques, de la langue de Shakespeare. Il en souligne l’humour noir et la dure cruauté. Jouant sur les contrastes, il oppose au décor blanc crasseux, âpre, les magnifiques costumes créés par Christian Lacroix ; à la guerre sourde, violente, entre Capulet et Montaigu, la beauté incandescente de cet amour impossible, maudit. S’appuyant sur une distribution pleine de verve et de fougue, où rayonne Jérémy Lopez et Suliane Brahim, il transcende la pièce et lui donne une couleur vive intense… Bravo !…

Une fois n’est pas coutume, les lourds rideaux d’avant-scène de la salle Richelieu sont blancs grisés, couleur bise. De ces tentures opalines, cendreuses, émerge un homme, le Chœur (impressionnant Bakary Sangaré). D’une voix grave, profonde, rocailleuse, il présente l’intrigue et annonce les amours malheureuses des deux enfants de Vérone. Nés dans des familles mortellement ennemies, leur romance semble létale. Le prologue terminé, avant l’entrée des artistes, avec espièglerie, il n’oublie pas de nous enjoindre à éteindre nos portables. Le ton est donné, la tragédie sera burlesque. La silhouette s’efface. La salle est plongée dans le noir. Du fond de la scène, quelques notes de musique rompent le silence. La mélodie est joyeuse, elle rappelle les bals populaires estivaux d’un petit village perdu.

romeoetjuliette1516-Ruf_Brahim_Lopez__Comedie_francaise_©vincent_Pontet_@loeildoliv

Enfin, le rideau se lève, dévoilant un décor épuré, blanc cireux, presque gris ciment. D’immenses pans de mur grisés que de magnifiques moulures viennent égayer, évoquent les façades, les intérieurs luxueux de vieux palais depuis longtemps abandonnés. La lumière est écrasante. Le soleil semble brûler l’air. Au centre de la scène, sur une estrade, un chanteur, un peu « crooner », (fantastique et hâbleur Serge Bagdassarian) amuse la galerie. L’ambiance est électrique, pesante. Quelques couples dansent, mais déjà, des querelles font jour. On est dans le sud de l’Italie, entre les deux guerres. La pauvreté échauffe les esprits, favorisant disputes violentes et guerres claniques.

Au cœur du drame, deux familles, les Capulet et les Montaigu, qu’oppose une haine ancienne, mortelle. Alors que le Prince (Michel Favory) tente par des moyens coercitifs d’en finir avec cette violente inimitié qui ruine la tranquillité de sa cité, un coup de foudre entre le jeune Roméo (Lunaire Jérémy Lopez) et la belle Juliette (rayonnante Suliane Brahim) va tout chambouler.

Connue de tous, l’histoire poignante et baroque des amants de Vérone n’avait pas été jouée dans la maison de Molière depuis plus de 60 ans, comme si un lourd fardeau, une ombre mystique, un fantôme écrasant, protégeait ou entachait la pièce mythique. A l’aube du 400e anniversaire de la mort du dramaturge anglais, Eric Ruf la ressuscite et en donne une nouvelle lecture, personnelle et intime. Se libérant du romantisme, profondément ancré par l’inconscient collectif au texte de Shakespeare, il s’attache à en souligner la langue crue, acide et vivace. Si la tragédie n’est jamais loin, elle est constamment émaillée de clownerie, de bouffonnerie. A la violence répond un humour noir, ravageur ; la cruauté, des élans burlesques.

En s’appuyant sur la traduction épurée et dépoussiérée de François-Victor Hugo, l’administrateur du Français signe une mise en scène vive, enlevée et terriblement moderne. Passant du rire aux larmes, de la fantaisie musicale au drame féroce, il réveille le souffle intense et féerique de Romeo et Juliette. Du pas de deux très réussi du trio Montaigu, avant le bal, à l’anthologique scène du balcon, ici particulièrement vertigineuse – Suliane Brahim en équilibre précaire sur une corniche – , la scénographie d’Eric Ruf souligne avec grâce et intelligence le dur propos du grand Shakespeare. Des costumes aux décors, tout est soigné dans le moindre détail. L’esthétisme acéré des angles, l’épuré des murs gris, la finesse des broderies, la simplicité des coiffures fleuries qui ne sont pas sans rappeler l’univers baroque et morbide de Frida Kahlo, concourent à nous entraîner au plus près de la passion dévorante de nos deux amants maudits.

romeoetjuliette1516-Ruf_Brahim_Balcon_Lopez__Comedie_francaise_©Vincent_Pontet_@loeildoliv

L’impression d’être les témoins privilégiés du drame est renforcée par l’épatante distribution. Loin du séducteur patenté, Jérémy Lopez campe un Roméo terrien, vivant, humain. Suliane Brahim se glisse avec aisance dans la peau d’une Juliette sublime qui n’a de fragile que l’apparence. L’âme dure comme l’acier, la volonté féroce, intransigeante, elle rayonne en héroïne tragique. Claude Mathieu est fascinante, touchante en nourrice aimante, protectrice, Danièle Lebrun impayable en Lady Capulet enfantine, incapable de s’opposer à son tyran de mari. Ce dernier est interprété par le détonnant et divin Didier Sandre, qui oscille entre fêtard libidineux, père colérique, grossier et virevoltant gai luron affublé d’un étonnant tablier de bonne à volants. Le reste de la troupe est à l’unisson, brillante et épatante.

Mêlant théâtre de l’absurde, tragi-comédie, burlesque et drame, Eric Ruf redonne vie à ce chef d’œuvre shakespearien, qui avait inspiré en son temps Franco Zeffirelli, offre aux spectateurs une (re)découverte âpre et violente du mythe de Roméo et Juliette… Sublime !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


AFF_romeoetjuliette1516-Ruf_Comedie_francaise_@loeildoliv

Roméo et Juliette de William Shakespeare
Comédie Française – Salle Richelieu
1 place Colette
75001 Paris
du 5 décembre 2015 au 30 mai 2016
durée 2h45 avec entracte

Mise en scène et scénographie d’Eric Ruf assisté d’Alison Hornus et de Dominique Schmitt
Costumes de Christian Lacroix
Lumière de Bertrand Couderc
Travail chorégraphique de Glysleïn Lefever
Arrangements musicaux de Vincent Leterme
Réalisation sonore de Jean-Luc Ristord
Avec Claude Mathieu, Michel Favory, Christian Blanc, Christian Gonon, Serge Bagdassarian,
Bakary Sangaré, Pierre Louis-Calixte, Suliane Brahim, Nâzim Boudjenah, Jérémy Lopez,
Danièle Lebrun, Elliot Jenicot, Laurent Lafitte, Didier Sandre
Élèves-comédiens : Pénélope Avril, Vanessa Bile-Audouard, Théo Comby Lemaitre, Hugues Duchêne, Marianna Granci, Laurent Robert

Crédit photos © Vincent Pontet

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