Les réflexions confinées d’Hector Manuel

De son lieu de confinement, Hector Manuel livre son regard(s) sur le virus et ses conséquences.

1. Sous cette saloperie, au fond rien de nouveau. Ce moment, comme toutes les crises que notre fonctionnement semble générer à une fréquence exponentielle, est une loupe, une poussée brutale de tous les curseurs vers leur limite, pas une transformation spontanée et radicale de notre société néolibérale.

2. On fait partie de la matière molle de la société, loin, très loin de la première nécessité, comme les bars les restaurants, les librairies, les cinémas, et pourtant quand cette saloperie se reposera – au moins pour un temps – de quoi aura-t-on envie d’autre ? À part de la-transformation-spontanée-et-radicale-de-notre-société-néolibérale ?

3. Ce moment fait alterner notre état entre : la peur de choper la saloperie / que quelqu’un chope la saloperie/ une séance de méditation de 7 semaines sur le mode « profites en pour relâcher, faire une pause, te reconnecter à l’essentiel, lire, boire des infusions » / l’envie naïve de voir ce qui était inenvisageable advenir / « je vais peut-être ne pas me relaver les mains après avoir touché la poignée de porte de la salle de bain ? » / le désir d’émeute monter au ventre/ l’angoisse à la poitrine à l’idée égoïste de ne pas remonter sur une scène avant 2021, 2022/ la prière puérile que quelqu’un trouve un vaccin pendant les vacances d’été/ la peur du virus et la peur de tout sacrifier au nom de la peur du virus/ s’informer ou arrêter la psychose impuissante / « à quoi ça sert de repousser la date anniversaire de ceux qui devaient renouveler leur intermittence entre le 16 mars et le 31 mai. « 

4. On devait aller à Avignon. La bizarrerie de la langue française a parfois ce pouvoir de faire apparaître un sens inattendu. On « devait » ? On devait pour quoi ? Qui nous imposait ce devoir ? Qu’est-ce qu’on va faire à Avignon ? Du théâtre ? Du commerce ? Un peu des deux ? Qu’est-ce qu’il faudrait changer ? Avignon ? Le commerce ? Un peu les deux ?

5. Le spectacle, L’île, parle du besoin de se retirer du monde, de s’isoler après un burn-out, une dépression, un coup d’arrêt forcé de ses ambitions révolutionnaires. S’extraire de la société pour en inventer une autre, pour construire son utopie. Faire une pause pour mieux revenir dans le monde et le transformer. Ce spectacle aura-t-il lieu un jour ?

6. Après la saloperie prévisible, il faudra la réinvention prévisible que l’aveuglement nécessaire à la « bonne marche de l’économie » nous a fait collectivement occulter. Pourtant la saloperie a rendu possible ce qui semblait irréaliste, utopique, suicidaire au gouvernement : donner de l’argent à l’hôpital, ouvrir des lits, octroyer un chômage massif sans se pincer le nez. Et si ça donnait des envies de prolongations aux utopistes irréalistes suicidaires qui rêvent de salaire universel, d’impôt sur la fortune, de taxation sur les transactions financières, de retraite décente ?
Les artistes qui touchent à ce genre de mots paraissent toujours un peu naïfs, utopistes, un peu Daniel Balavoine face à Mitterrand, mais ce moment surligne – s’il le fallait – notre intrication avec les conditions matérielles, économiques, sanitaires, politiques, et notre fragilité. La beauté de cet acte indestructible vieux de plusieurs millénaires relèverait-elle de cette fragilité ?

7. Un journaliste libéral habitué de France 5 explique que la date du 11 mai a été fixée parce qu’au-delà c’était la mort de l’économie (comprendre la mort du capital). Un frisson parcourt l’échine de la part minoritaire de soi qui a envie d’émeute, vite rattrapée par celle qui sait que sans économie (capital), plus de sous pour faire son métier, plus de dates, de Pôle emploi, de gloire au panthéon du théâtre français. Plus de sous pour les hôpitaux, pour l’école, pour le service public, pour loger et nourrir le plus grand nombre, et encore moins pour ceux qui n’avaient pas cette possibilité.
Une loupe, pas nécessaire, mais cruelle.

8. La saloperie met en évidence -s’il le fallait- d’une part ce qui peut être suspendu (pour ne pas dire arrêté brutalement, annulé, reporté, stop on ferme, annulé en faisant des communiqués qui reconnaissent la nécessité de l’annulation sans masquer la dévastation qu’elle provoque, annulé en vous payant le prix de cession, reporté entre les trente autres spectacles qu’il faut reprogrammer coûte que coûte, annulé désolé on n’a pas le choix on n’a pas les reins pour encaisser) 
Et de l’autre ce qui résiste farouchement à toutes les époques et toutes les crises et peut envoyer bosser jusqu’à la fin du monde un livreur Deliveroo et un employé d’Amazon : économie, salariat, libéralisme, lutte des classes, isolement.
Mais aussi solidarité, service public, besoin irrépressible de se rassembler, de se voir, d’explorer.

9. Je repense à La voix endeuillée de Nicole Loraux, texte dans lequel elle raconte que les théâtres grecs étaient construits à la périphérie des villes, et donc que les tragédies s’adressaient à des spectateurs en-deçà de leur statut de citoyen. Elle en déduit que les théâtres comme les tragédies grecques étaient profondément antipolitiques, « ce que toujours illustrent les femmes, puisqu’elles seules, non-citoyennes, portent le deuil de ceux dont la Cité veut oublier la mort. « 
Le spectacle vivant dans le-monde-avec-la-saloperie aura-t-il à nouveau lieu dans les marges, dans des lieux isolés voire illégaux ? Sera-t-il réservé à une élite testée soi-disant immunisée ? Deviendra-t-il un geste suicidaire assumé comme tel ? Une sorte de spectacle survivant ? Quels sont ceux dont la Cité veut oublier la mort réelle ou symbolique ? Le spectacle vivant est-il, plus simplement, à tuer pour le bien de ses acteurs ? 

10. Reste à croire, naïvement peut-être, que le théâtre, cet acte vieux de plusieurs millénaires se relèvera de ce moment, et qu’il faudra le réinventer ensemble. 

11. Oui, ça ressemble à un coup de frein de Mère Nature, et cette pause est salutaire à beaucoup d’égards quand on a un foyer rassurant et de quoi remplir son frigo. Mais entre citoyens qui rêvent de la-transformation-spontanée-et-radicale-de-notre-société-néolibérale, il est utile de se redire que ce qui a résisté farouchement (économie, salariat, libéralisme, lutte des…) ne s’effondrera pas tout seul.

Hector Manuel, comédien et metteur en scène, membre actif du collectif Bajour

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Crédit photos © DR et © Maxime Vannier

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