Dernier coup d’archet pour Candy Darling

Avec l'aimable autorisation de Pierre Maillet, de Charles Bosson et Sugar Deli, L'Œil d'Olivier publie aujourd'hui le 17ème chapitre de l'autobiographie d'Holly Woodlawn.

Chapitre 17 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.

S’il est vrai qu’Andy avait excellé à recréer et magnifier la gloire du vieil Hollywood, il n’en était pas moins tourmenté par sa face obscure, par l’indésirable fardeau de refléter les plus légendaires tragédies de la ville mirage. Stars déchues, rebelles sans cause, âmes perdues, tous affamés de reconnaissance (et de connaissance de soi-même, peut-être plus encore), affluaient en masse à la Factory et ses promesses de Superstaritude. Edie Sedgewick fut ainsi la première victime du système Andy. Bien que toute première Superstar, et attraction principale de Manhattan dès l’âge de 22 ans, elle se coinça vite les nichons dans cet engrenage de speed et de cachetons. A l’image de Judy Garland, qui accusait les studios de toutes ses addictions, Edie en blâma Andy. Et mourut tragiquement, d’une overdose, en 1971.

L’effroyable suicide d’Andrea Whips Feldman, en 1972, rappelle également les plus sordides anecdotes de l’âge d’or californien. Comme un écho des années 30, où une blonde et jeune actrice du nom de Peg Entwistle, dont tous les rêves et tous les espoirs s’étaient vus balayés, monta un jour sur les lettres géantes de la colline d’Hollywood et plongea vers la mort. Andrea, peu après avoir tourné dans Heat avec Sylvia Miles, s’échappa ainsi par la fenêtre de son 14ème étage de la 5ème Avenue, une bouteille de Coca Cola dans une main, un rosaire dans l’autre.
La rumeur courut qu’elle avait laissé derrière elle une méchante lettre d’adieu, chargeant Andy et la Factory – causes, selon elle, de son désespoir.  D’autres bruits affirmaient qu’en fait de lettre, ce n’était qu’un message gribouillé : « J’ai touché le jackpot, c’est parti pour l’éclate ! »
Après tant d’efforts pour maintenir son statut de Superstar, et le nombre de fois où elle fut vidée de chez Max en hurlant qu’elle était « Madame Andy Warhol », Andrea Whips Feldman mit par elle-même un point final à une carrière que tous, dans son esprit perturbé, s’ingéniaient à vouloir stopper. Et comme n’importe quelle détraquée voulant faire payer au monde ses propres péchés, elle téléphona au préalable à tous ses ex-petits amis, pour arranger, cet après-midi-là, un rendez-vous au pied de son immeuble. Peu d’entre eux s’imaginaient avec quel empressement elle se rendrait à leur rencontre…
Pauvre Andrea. Elle avait gravi le sommet de la Superstaritude, avant de réaliser le néant que cela recouvrait et de se laisser tomber, tout simplement, de l’autre côté. Rideau. Le spectacle est terminé.

Mais Andy n’était pas le seul à singer les vieux fastes hollywoodiens. A la première de Scarecrow in a Garden of Cucumbers, en mars 1972 au Waverly Theater, tout un chacun faisait son possible pour éclipser son voisin. Ce fut une réunion en petit comité mais très festive ; j’arrivai flanquée de Tally Brown, en Royce blanche, drapée dans une robe de satin noir créée pour moi par Getty Miller, l’un des créateurs les plus courus de New York, avec deux colombes domestiquées perchées sur chaque poignet. Un cadeau porte-bonheur de Frank Kolleogy – que je baptisai illico Frankie Poo Poo et Holly Poo Poo. Des colombes dressées sur les poignets : c’était ce genre d’extravagance glamour que nous croyions disparu avec le cinéma muet, ces temps bénis où Clara Bow paradait sur Sunset Boulevard dans sa Kissel décapotable rouge, avec ses deux chows-chows teints de la même couleur, pour faire un rappel.
Toutes les filles avaient mis de côté leur chèque d’allocation en prévision de ce genre de gala, histoire d’y débouler avec le maximum de style. Naturellement, je n’avais pas le droit de décevoir avec une entrée banale. Il me fallait du flamboyant, de l’accrocheur, de quoi mériter ma colonne dans les journaux du lendemain. Et en tirer jusqu’à la dernière goutte de strass.
Je ne m’attendais pas, cependant, à ce que ces deux merveilleux symboles ailés de paix et d’harmonie me bombardent les genoux de fientes blanchâtres quelques secondes avant mon arrivée. Dressées pour briller, pas pour chier… Et comme si ce n’était pas suffisant, voilà que l’adorable et impardonnable Candy Darling débarque à son tour avec un sac de tomates pourries.
 « Juste au cas où… » glapit-elle derrière ses lunettes noires, serrant le sac de kraft contre son trench-coat au col relevé.
Vous parlez d’un culot !

Toute en fourrure et bijoux divers, à la façon d’une Gloria Swanson à la première de Zaza, Sylvia Miles fondit à travers le lobby sur les paparazzis tandis que Candy Darling, furax, crachait son venin en murmurant : « Cette femme dans le coin, avec les lunettes noires, n’y faites pas attention, ce n’est absolument personne. » Miss Curtis, dont la rivalité avec Miss Darling faisait toujours rage, s’était pointée, quant à elle, avec des bananes. Bon, l’honnêteté m’oblige à préciser qu’au moins, elle les a mangées.
Estelle arriva en cuissardes noires, pantalons blancs, chemise blanche et blazer sombre. Présent également, Andy papotait avec Mario Rivoli. Silva Thin flânait comme un sosie de Marlene Dietrich dans Morocco et Taylor Mead papillonnait des uns aux autres comme la Fée Amphétamine, distillant son charme capricieux comme de la poudre de perlimpinpin.
Je pris place au dernier rang de la salle aux côtés de Tally, traqueuse au possible. Non seulement je m’inquiétais de la réaction du public, mais de celle des deux colombes également, et du moment qu’elles choisiraient pour s’envoler de mes poignets.

Le film fut exploité à New York, à Los Angeles et dans quelques maisons de la culture entre les deux, mais ne fit pas le tabac qu’avait fait Trash ou Women in Revolt. Ma carrière cinématographique semblait stagner. Je voulais à tout prix travailler mais les producteurs et les réalisateurs ne semblaient pas savoir quoi faire de moi. On m’avait étiquetée « drag queen » (un stigmate qui me hanta toute ma vie) et l’Amérique n’était pas encore prête pour ça. Du coup j’ai fini  par me faire une raison – et aux chiottes le cinéma, mon chou ! En tout cas pour le moment. Pourquoi diable m’escrimer contre un mur de briques et supporter toutes ces merdes d’oiseaux alors je pouvais bosser au cabaret en m’attirant des critiques d’enfer ?
J’ai donc tourné mon numéro dans tout Manhattan et gagné de nombreux partisans. J’eus l’honneur de la colonne de Liz Smith et, une fois encore, fus l’attraction principale de la ville. Holly Woodlawn renaissait de ses cendres et, cet automne-là, pour mon 26ème anniversaire, Mario Rivoli m’organisa une fête désopilante dans son appartement. J’avais toujours été fascinée, depuis l’entrée dans Rome de Liz Taylor dans Cléopâtre, par ces choses qu’on appelle fumigènes – Mario le savait et en acheta deux pour l’occasion. J’étais enchantée, m’imaginant qu’un léger nuage d’or viendrait joliment titiller nos fantaisies. Bref, on alluma le petit fumigène et, immédiatement, un épais nuage noir envahit la pièce ! On n’y voyait plus rien. On courut à l’aveuglette vers toutes les fenêtres disponibles en crachant nos poumons, tandis que la fumée s’échappait dans la rue.
Le voisin d’en face nous aperçut agglutinés au balcon et paniqua. Bientôt, des sirènes, des gyrophares rouges et trois camions de pompiers vinrent freiner au pied de l’immeuble. On criait tous en vain à la fausse alerte, dans un tumulte incompréhensible qui eut pour effet de faire grimper les pompiers quatre à quatre, la hache à la main. C’était l’embarras le plus total mais le fiasco complet fut évité lorsqu’un soldat du feu, grand et blond, m’attrapa dans ses bras pour me sauver de la damnation et, me regardant droit dans les yeux, s’étonna : « Hey ! Mais vous ne seriez pas Holly Woodlawn ?
– Eh bien, il se trouve que si. N’attendez pas que la fumée se dissipe : embrassez-moi, grand fou ! »
Et je lui fis un clin d’œil. Il éclata de rire et s’enquit : « Je pourrais avoir votre autographe ?
Quand vous aurez éteint cet incendie. J’attends de voir votre fameux tuyau. »
Nouveau clin d’œil, nouveau rire. Tout ceci commençait à m’agacer. Ce grand crétin pensait à l’évidence que je plaisantais, alors que j’étais prête, moi, à me laisser passer la bague au doigt. Au lieu de ça, je lui griffonnai un petit mot de remerciement sur un bout de papier et adieu beau pompier, hors de ma vie à jamais. Il me laissa perdue dans la fumée, le cœur brisé et la libido en feu mais avec l’éternelle certitude que, jusque dans le chaos le plus indescriptible, ma célébrité triompherait toujours.

A l’été 1973, ma carrière était bien implantée dans le cabaret et je passais la plupart de mes week-ends avec Corely, lequel avait loué une maison sur Fire Island. Halston en louait une autre à côte, et nous sommes devenus bons amis. Corely, qui cherchait à stimuler mon image par tous les moyens, me dit un jour : « Holly, tu devrais appeler Halston et lui demander de te filer une robe.
– Jamais de la vie. Qu’est-ce que je pourrais lui raconter ?
– Juste que tu as un nouveau spectacle en préparation. Et tu lui demandes s’il aurait quoi que ce soit que tu pourrais porter. »
A l’époque, il ne me serait jamais venu à l’idée de faire quelque chose d’aussi effronté. C’est marrant la vie. J’avais eu les couilles d’incarner une femme de diplomate français, mais le courage me manquait quand il s’agissait de demander une simple robe. Ou alors, il me fallait faire ça de manière intelligente. Et je me mis à me demander comment quelqu’un d’intelligent pourrait se comporter dans cette situation. Dorothy Parker, par exemple. Comment cette chère Dot’ aurait pu soutirer un tel trésor d’un si puissant artisan tel que le Grand Halston ? Bonne question.

Je m’embourbai dans les stratégies pendant plus d’une semaine, tandis que Corely me harcelait sans cesse : « Tu l’as appelé ? Alors ? Tu l’as appelé ? » Finalement, un après-midi, j’empoignai le combiné de mon téléphone Rotary, tout orné de feuilles d’or et de mauvais goût, et composai le numéro du grand mamamouchi de la mode.
Ce fut Pat Ast, son assistante, qui décrocha. Je lui fis savoir que je tenais à parler immédiatement à Halston. Une minute de plus et je perdais le peu de cran que j’avais réussi à rassembler. Elle me mit en attente pendant ce qui me parut une éternité et, soudain, une voix grave, élégante, résonna dans l’appareil :
 « Salut, Holly.
– Halston, mon chou, je suis horrifiée de devoir te déranger pour ça mais je monte un nouveau show au Reno’s, figure-toi, et quelque chose me taraude depuis oh ! la nuit des temps ! et en vérité tu es la seule personne, je dis bien la seule, à qui je peux m’adresser en toute confiance pour obtenir la vérité. »
Dans sa voix, une nuance d’intérêt.
 « Ah oui ?
– Oui. Comment épelle-t-on sequin ? »
Le cher homme éclata de rire.
« Sequin ? Eh bien : S-E-Q-U-I-N…
– Et… Penses-tu que je pourrais t’en emprunter un peu ? »

Halston était un amour ; très élégant, très courtois, très stylé, un peu comme Fred Hughes à la Factory. J’adorais le fréquenter. Il était envoûtant, littéralement envoûtant. Sa manière de se déplacer était pleine de grâce, un long chat noir glissant sur une gouttière. Bienveillant et très sûr de lui, mais toujours sophistiqué, raffiné, et généreux, qui plus est.
 Il était merveilleux.
Arrivée à son atelier, il me fit essayer deux robes à sequin holographiques, l’une dorée, l’autre argentée. Puis sortit une paire de gants en spandex noire en ajoutant : « Liza Minnelli les a oubliés la semaine dernière. Tu n’as qu’à les prendre. Elle n’en aura plus besoin. »
Je ne me fis pas prier pour les empocher, en espérant qu’ils me portent chance pour ma première. Finalement, je les prêtai à Candy, pour la première de son propre numéro de cabaret qui se tenait cet été là au club Le Jardin. Quand on pense qu’elle s’était pointée à la projection de Scarecrow avec un sac de tomates… ! J’aurais mieux fait d’apporter un bazooka !

Candy avait tout pour elle : la beauté, la blondeur, l’esprit et le culot. Et mon vieux, il en fallait du culot pour s’en sortir avec la voix qu’elle avait ! Elle pouvait pousser tant qu’elle pouvait, sa voix n’excédait jamais le doux murmure. Deux chansons dans ce style-là, c’est déjà trop pour n’importe quel spectateur normalement constitué. La seule chose qui la sauva ce soir-là, fut son apparence ravageuse, toute parée de blanc, avec ses cheveux platine, assise à son piano demi-queue immaculé.
Lainie Kazan, Lenny Dean, Estelle et moi-même sommes allé féliciter gentiment Miss Darling dans sa loge après le show. On l’assura qu’elle avait été sublime mais la triste vérité finit par la rattraper : elle fut virée quelques jours plus tard.

Quand Broken Goddess fut enfin terminé, il fut projeté le soir de mon 27ème anniversaire, en 1973, en double-programme avec le classique du muet Salomé (1929, avec la sirène Nazimova), suivi d’une bamboula privée au Reno’s. J’arrivai avec Corely et Dallas dans une Royce de 1928, en robe noire couverte de strass et de plumes – une nouvelle création de Getty Miller. La grande époque du muet revenait en force.
Le film fit un triomphe parmi les critiques. « Broken Goddess ouvre avec succès de nouvelles perspectives, écrivit Norma McLain Stoop du magazine After Dark. Il convoque les fantômes du passé et leur insuffle un envoûtant sens du style. »

« Broken Goddess est un film rare et remarquable, écrivit pour sa part Freeman Gunter (de Michael Thing’s). Le talent énorme et spontané d’Holly Woodlawn éclate en toute liberté. Cet acteur, dont l’intemporelle image féminine est l’instrument de communication, a perfectionné un sens du pathos proche de la tragédie véritable. Qu’un jeu muet, en 1973, puisse résonner en nous si profondément ne laisse pas d’étonner. »
 « Holly évolue avec la grâce de Nazimova, poursuit le Women’s Wear Daily. [Le film] est imprégné d’une grandeur particulière qui n’est pas si courante de nos jours. »
Même Rona Barrett y alla de son commentaire : « Holly Woodlawn, qui fut l’une des Superstars d’Andy Warhol et la sensation de son film Trash, joue le premier rôle d’un tout nouveau film muet, Broken Goddess. Elle n’hésitait pas elle-même à l’affirmer à ses amis : En tant qu’actrice dramatique, c’est ce que j’ai fait de mieux. » Et en effet, il y a quelque chose de cela. La rumeur voit déjà le film dans la sélection du prochain festival de Cannes… »
Hélas, ce n’était qu’une rumeur. J’aurais tué pour aller à Cannes comme une véritable star, mais cela n’arriva jamais. Quand Trash avait été sélectionné, déjà, Paul et Andy avaient emmené Joe Dallesandro et Jane Forth mais, de peur que je les embarrasse, m’avaient laissée à quai.
Quelques mois après la première de Broken Goddess, le téléphone sonna. C’était Curtis.
 « Miss D. est de retour à l’hôpital, elle en a pour une paire de minutes, si j’étais toi je me grouillerais. »
Personne n’avait un aussi grand cœur que Curtis. Ni autant de sang-froid. Moi, laissant libre cours à mes émotions, j’éclatai au contraire en une incontrôlable crise de sanglots.
 « Ta gueule, Holly ! Il faut qu’on aille la voir. Y’aura toute la presse et plein de photographes.
– Non mais Jackie… Comment peux-tu penser aux journalistes dans un moment pareil ?
– La ferme. Tu connais Candy. Elle n’en rate pas une. Et cette fois c’est la dernière, elle va en profiter jusqu’au bout. Y’aura des journalistes partout, je suis prête à le parier. »

Je rejoignis donc Curtis et Rita Redd au Village et, sur le chemin de l’hôpital, on passa devant un marché aux fleurs. « Hey Rita, fit Curtis en mâchonnant sa cigarette, pique donc une de ces roses, on ne va pas arriver les mains vides. » Rita s’exécuta, piocha une rose en douce et la glissa dans son sac tandis que Jackie poursuivait : « Personne ne vient la voir, Holly, c’est tragique… C’est notre frangine, merde, il faut qu’on la voie. »
Par « personne », Curtis entendait principalement « Andy ». Après l’histoire de Valérie Solanas, je pense que la proximité de la mort lui était devenue insupportable.
C’est donc Jackie en tête et Rita fermant la marche avec ses sacs de shoppings pleins de magazines, de coupures de presse et désormais d’une seule et unique rose rouge, que nous arrivons au Mother Cabrini.
Candy gisait sur son lit, parfaitement coiffée, maquillée, l’air de sortir tout juste de chez Liz Arden. Ses yeux ensommeillés se levèrent sur moi et elle murmura : « Salut, Holly. Comment ça va ? Je suis contente que tu aies pu venir… »
Jackie bondit sur le lit, s’allongea en chien de fusil et se mit à gueuler : « Alors, ma fille ? Comment tu te sens ? T’as pas l’air au top, j’te donne trois mois maximum ! » C’était tout à fait son genre de dire ça – paillard, grivois, malpoli. Puis elle plongea la main dans l’un des sacs de Rita et en sortit un magazine qu’elle feuilleta jusqu’à une page préalablement cornée.
 « Tiens, on t’a amené ça. »
Et de le planter sous le nez de Candy.
 « C’est moi dans Photoplay. Tiens, Rita, ramène-moi donc l’autre sac. » Et de fouiller ledit sac à la recherche d’un nouveau trésor caché. « Et ça c’est moi dans Vogue. T’y es aussi d’ailleurs. Quelque part, plus loin… oh et puis on a une rose pour toi, là, et puis des chocolats. T’aimes les chocolats ?
– Eh bien, merci vraiment mais dans mon état… commença Candy.
Pas de problème, j’les boufferai. Range-moi tout ça, Rita.
– Le docteur dit que je ne dois boire que des jus…
– Des jus ? D’accord. Rita, fais péter la vodka. »

Jackie, Rita et moi, on se saoula tellement lors de cette visite que je m’étonne encore que l’hôpital ne nous ait pas virées à coups de pompes dans le train. Finalement, on en sortit par nous-mêmes et plus ou moins sur nos deux jambes. Un block plus loin, Curtis se mit à agiter son doigt sous mon nez : « Eh bien moi, je ne la crois pas une seconde. C’est encore un de ses trucs pour faire parler d’elle. C’est bidon. Une combine pour plumer Andy, à tous les coups… Tu la crois, toi, Rita ? »
Et comme d’habitude, avant même que Rita ait eu la chance d’ouvrir la bouche, Curtis répondit pour elle : « Non, hein, on est d’accord… Non mais vous l’avez vue, là-haut ? Jouer les agonisantes ? Est-ce qu’elle a vraiment l’air de crever, Rita, franchement ? Voilà. Moi non plus, on me la fait pas. »

Au fond, Jackie savait bien que Candy était en train d’y passer, simplement elle ne voulait pas y croire. Aucune de nous ne pouvait. Candy était bien trop fabuleuse. Tomber malade, mourir, ce n’était pas son genre. C’était une star, Candy. Elle avait encore tant de choses à vivre. Comme nous toutes. Le cas d’Andrea était différent, vu qu’elle s’était suicidée. C’était un choix, un choix que Candy n’avait pas. Peu à peu, nous réalisions à quel point nous étions mortelles, combien la vie est fragile, et combien nous avions pris tout ça pour acquis.
A partir de là, Jackie, Rita et moi, on s’est mises à visiter Candy de façon régulière, toujours à moitié bourrées, et toujours prêtes à continuer la fête à coups de cocktails. Au bout d’un certain temps, les infirmiers de garde commençaient à nous connaître, il faut dire qu’on venait désormais chaque jour  à l’heure du déjeuner. Notre amitié s’en trouva raffermie, la chaleur revint dans nos rapports. Je me surprenais même à avoir hâte de ces escapades, qui détournaient Candy de sa maladie en l’obligeant à nous faire tenir convenablement, Jackie et moi. Finalement, je réalisais que Candy m’avait acceptée comme j’étais, nous étions amies à nouveau.

Jackie avait un don génial pour l’escroquerie qui lui faisait soutirer n’importe quoi auprès des infirmières, que ce soit des drogues, trois mots en passant ou un repas gratuit. Elle s’en tirait assez subtilement, avançant son intérêt pour Candy alors que tout ce qu’elle avait en tête, c’était choper des trucs gratos. Depuis le palier, elle hélait les infirmières avec ce ton de revendeur de bagnoles d’occasion dont elle avait le secret :
 « Dites donc, vous, venez donc par-là, susurrait-elle à sa proie innocente. C’est quoi, votre petit nom ? Ellen ? Écoutez, Ellen, Candy n’ose pas vous en parler mais, voilà, elle ne dort pas si bien que ça. Elle en bave, vous savez, et comme elle déteste se plaindre, enfin vous la connaissez… Je me dis qu’un peu de Demerol ne lui ferait pas de mal. D’ailleurs, à l’instant où je vous parle, elle cracherait pas d’ssus, ‘voyez ? Z’en auriez pas sur vous, par hasard ? »

Évidemment, l’infirmière en avait, et les pilules filaient recta dans le gosier de Miss Curtis. Pendant ce temps, à l’autre bout de la chambre, je pillais le petit réfrigérateur d’appoint du moindre truc comestible.
 « A quelle heure on dîne ? »
Jackie repassait alors une tête dans le couloir et hurlait : « On peut avoir le menu ? » La pauvre avait un peu de mal à imprimer que nous nous trouvions dans un hôpital et pas dans un club à la mode. Ça ne nous empêchait cependant pas d’avoir faim et, vu que Candy était au régime sec, il n’y avait pas de honte à récupérer tout ce qu’elle n’avait pas le droit d’avaler.
 « Dites voir… commençait Curtis en alpaguant une autre infirmière. Z’avez pas des restes, en cuisine ? Si ? Envoyez-nous ça, on crève la dalle ici ! »
On se bâfrait, se goinfrait, s’empiffrait comme des cochonnes, ne nous arrêtant guère que pour nous envoyer une rasade de vodka. Bref, on se comportait vraiment comme des paysans du Moyen Âge et, bien que les infirmières aient compris notre jeu depuis longtemps, elles le prenaient avec un certain sens de l’humour.

Parfois, on se cotisait pour payer une boîte de chocolats à Candy, boîte qu’évidemment elle ne pourrait pas manger mais c’était une gentille attention, et puis ça n’était pas perdu pour tout le monde… D’ailleurs, Curtis avait sa propre théorie :
 « Si on apportait des fleurs, on s’rait obligées de les laisser. »
Du coup, nous ne lui en apportions que de temps en temps, et une par une. C’était plus facile à voler comme ça et puis, à la fin, ça lui ferait un joli bouquet quand même.
Un jour, en sortant de l’hôpital, Curtis s’exclama :
 « Cette garce ! Vous avez vu ? Tous ces gens aux petits soins pour elle… Elle cache quelque chose, c’est moi qui vous le dis ! »
Aussi, quand Candy entra en rémission et sortit du Mother Cabrini, Curtis n’en démordit plus : « Je vous l’avais dit ! Hein, Rita, que je vous l’avais dit ? Voyez bien que c’était du chiqué ! »

Miss D. rentra chez sa mère à Long Island, histoire de se retaper ; moi  je refis  salle comble au Reno’s et Jackie commença à écrire une nouvelle pièce. Tout avait repris sa juste place, le bonheur était de retour.
Et puis le téléphone sonna.
C’était Dallas. Le rideau avait fini par tomber sur Candy qui vivait ses dernières heures au New York’s Columbus Hospital. Aller la voir me terrifiait d’avance, je savais que ce serait la dernière fois. « Tu ne voudrais pas l’appeler pour moi ? dis-je à Dallas. Demande-lui si elle est d’accord pour que je passe. »

Le ciel était gris et couvert. On acheta un grand bouquet de chrysanthèmes à un stand de fruits coréen, juste devant l’hôpital, et l’unique rose rouge habituelle.
Quand on entra dans la chambre, j’étais dans un état de nerfs effroyable. Cela n’avait plus rien à voir avec les beaux jours de visite au Mother Cabrini. Des « VIPs » entraient et sortaient sans arrêt. Je pris une grande respiration. Je n’avais jamais vu personne au bord de l’agonie, je m’attendais donc au pire : le visage émacié, les yeux déjà loin, la poitrine luttant pour un dernier bol d’air…

Ben voyons… ! C’était mal connaître Candy ! Comme toujours, elle était tirée à quatre épingles, coiffée, maquillée, l’air de sortir tout juste de la vitrine de chez Bergdorf Goodman !
 « Oh ! Salut, Holly, salut Dallas, fit-elle en un seul souffle, à peine affaibli. Je suis bien contente de vous voir tous les deux.
– Tiens, mon chou, dis-je en lui tendant la rose. »
Dallas déposa les chrysanthèmes près de la fenêtre et vint s’asseoir à son chevet, en lui prenant la main.
 « Tu es sublime, chérie, continuai-je, mal à l’aise.
Oh, merci ! Un photographe doit venir faire mon portrait. Tu sais bien qu’une femme doit faire de son mieux quand son image est en jeu… »
Le photographe, c’était Peter Hujar, et ce portrait de Candy fut son dernier. Elle l’appela Un Adieu Pour Mes Fans, il fut pris la veille de son opération chirurgicale.

Deux semaines plus tard, je revins à l’hôpital en compagnie de mon ami Mitchell St. John et, comme on arpentait le corridor qui menait à la chambre, on tomba sur le jeune docteur qui s’occupait d’elle. Quand je lui demandai des nouvelles de la malade, ses yeux se mouillèrent. C’est l’affaire de quelques jours, me dit-il. J’écrasai moi-même une larme puis me tournai vers Mitchell, répétant combien c’était chic, de la part d’Andy, d’avoir réglé les frais d’hospitalisation. Il me lança un bref regard et grinça : « Andy qui ? » C’est ainsi que j’appris que Fred Martini, un riche entrepreneur par ailleurs fan de Candy, s’était chargé de la note. Qu’Andy ait été aussi radin avec l’une de ses Superstars, et avec celle-ci en particulier qui l’idolâtrait sans doute le plus, me stupéfia.
Mitchell et moi, on entra dans la pénombre de la chambre. Je glissai silencieusement jusqu’au lit, et plantai mes yeux dans ses yeux noirs et perçants, désormais voilés par la morphine. Son visage jadis parfait s’était terni d’un gris sans vie, à l’exception de ses lèvres, barrées d’un cramoisi brillant.
 « Holly… » parvint-elle à dire, amollie et amaigrie de 30 kilos au moins. Elle avait à peine la force de parler.
 « Ça va aller, mon chou. Ce n’est pas la peine de parler, je sais que tu es fatiguée…
Ouais… C’est de mettre du rouge à lèvres, ça m’a vraiment épuisée…
– Tu sais de quoi tu as besoin ? D’un bon coup de poudre. »
J’attrapai mon sac à main et en sortis mon poudrier. Je mis un peu de couleur sur ses joues et la partie gauche de son visage me sourit (l’autre étant figée par la Paralysie de Bell).
 « Voilà, c’est beaucoup mieux, dis-je en lui rendant son sourire – puis brandissant mon mascara : Bien sûr, ce ne serait pas complet sans des yeux fabuleux… Crois-en ma vieille expertise… »

L’après-midi suivant, je me pointai au Reno’s pour ma répétition avec Lewis. Lenny Dean (mon auteur/metteur en scène) était en train de faire du plat au barman quand je passai sous le comptoir pour me verser un Bourbon-soda (ma boisson préférée depuis que j’avais appris, par Estelle, que Tallulah Bankhead en avait réclamé sur son lit de mort). Lewis me vit et s’approcha : « Holly, il faut que je te parle », dit-il d’un ton grave.
 « C’est mon premier verre de toute la semaine, je te jure ! »
Il me lança un regard inquiet et posa la main sur mon épaule :
 « Candy est morte. »
Je reposai lentement la bouteille de Bourbon sur le comptoir.
 « Si je peux faire quelque chose… dit-il.
– Non. Merci. »

Je restai là, immobile. Je ne pleurai pas. Je ne fis pas un mouvement vers la sortie. Ni n’eus aucune espèce de réaction. Je ne voulais rien entendre, que cela me passe au-dessus de la tête, un point c’est tout.
 « Show must go on, hein ? » me dis-je à moi-même, en ouvrant la bouteille et me servant un verre. Aux chiottes le soda, pensai-je, avant d’avaler le tout, avec le reste de mes chagrins.
Ce soir-là, Curtis m’appela au téléphone.
 « Eh bien mes aïeux ! Ça lui en a pris, du temps ! Merde alors, ça fait un an que j’attends ça ! » Et patati et patata, on parla des heures. Quand je raccrochai, le téléphone se mit à sonner en cascade, un vrai tir d’artillerie, tous voulaient savoir qui m’emmènerait aux funérailles.

Le corps de Candy reposait au funérarium Campbell, dans la même pièce où l’on avait placé Judy Garland quelques années plus tôt. Ce fut un vrai cirque, l’évènement chic du mois. Tout le monde était là. Les Superstars, les socialites, la famille et la presse, tous serrés les uns contre les autres. On aurait dit un soir de première, la liste des invités incluant rien moins que Taylor Mead, Julie Newmar, Pat Ast, Paul Ambrose, Maxine de la Falaise, Kenneth Jay Lane, Victor Hugo, Baby Jane Holzer, Paul Morrissey, Peter Allen, John Phillips, Genevieve Waite, Jackie Curtis, Tally Brown, Eric Emerson, Sylvia Miles… Un seul ami manquait, et c’était Andy.
Je m’y rendis avec Dallas et m’en tins à un costume bleu de bon goût, sans maquillage. Je me voyais mal débarquer à un enterrement en grand apparat, bien que Miss Darling n’aurait eu aucun scrupule à ma place. On l’avait habillée d’une robe blanche perlée, et placé un énorme topaze autour de son cou.
Ses cheveux étaient platine et sa peau couleur de lait, si blanche, si pure qu’on l’aurait crue sculptée dans l’albâtre. On avait joint ses mains sur sa poitrine et glissé une unique rose rouge entre ses doigts.

Le cercueil était blanc et or, entouré de fleurs et flanqué d’un grand portrait de Candy en chignon dément. Son père, sa mère, et le reste de sa famille étaient assis d’un côté, tandis que tous les weirdos de son passé récent s’agglutinaient de l’autre. Julie Newmar se leva et prononça une oraison, suivie par Eugene de Cinandre et R. Couri Hay. Nous nous sommes agenouillés en chœur pour faire  des prières sans que le prêtre ne mentionne une seule fois le véritable sexe de Candy ni ne l’évoque sous son vrai nom, James.
Quand ce fut fini, je m’approchai du cercueil et la regardai pour la dernière fois. Elle avait l’air si paisible, si heureuse. Je l’imaginais devant Saint Pierre, aux portes du paradis, un sac de tomates pourries sous le bras, « juste au cas où… »
Je me penchai, l’embrassai doucement sur le front et murmurai : « Tu es libre, désormais. Bonne route, mon chou. » Elle avait beaucoup souffert, et sans jamais le montrer à personne. Une sacrée guerrière. De la savoir libérée me soulageait.
Après le service funèbre, tout le monde se réunit sur le trottoir et prit la pose pour les paparazzis. « Barrons-nous d’ici, s’il te plaît », dis-je à Dallas. On rentra à pied par le Park, partageant nos souvenirs de Candy et l’espoir que Dallas avait de la faire tourner dans Blonde Passion, qui ne se tournerait jamais à présent. On passa devant le Metropolitan Museum, avec ses colonnes grecques et ses grandes marches en béton, le décor qu’il avait prévu pour ce film, et on imagina Candy en train de descendre l’escalier, toute auréolée de blanc et de grandiose blondeur.

Le jour suivant l’enterrement, le New York Post imprima la photographie de Peter Hujar avec ce titre : « Les Adieux de Candy ». On la voyait étendue sur le flanc dans son lit d’hôpital, un bras sous sa tête, l’autre glissé sous l’oreiller, le corps à moitié glissé sous ses draps froissés. A ses côtés : la rose à longue tige que je lui avais offerte, quelques heures plus tôt. Ces longues tresses blondes étaient parfaitement apprêtées. Ses yeux lumineux, immenses et sensuels, surmontés de sourcils merveilleusement dessinés. Sa bouche, pleine et voluptueuse, peinte d’un cramoisi profond. Et cette silhouette ! Des articulations sublimes où l’ombre venait harmonieusement se poser, soulignant sa mâchoire, mettant ses pommettes en valeur ainsi que ce regard fixe, face caméra – ce regard qui affirmait tout ce que James croyait savoir de lui-même, capturant à jamais l’illusion d’une reine blonde et glamour quand la brutale réalité était celle d’un jeune homme mourant, perdu dans ses rêves de celluloïd.
Je plongeai mes yeux brûlants dans la page imprimée, et Candy me rendit mon regard. Je me souvins de sa voix douce, comme un écho de nos jeunes années au Village. Comme le vestige d’un navire englouti sur l’océan de mes pensées. Et je lui prêtai l’oreille. Elle disait :
 « Rappelle-toi bien, rentre ton ventre, tiens-toi droite, et n’oublie pas ton port de tête. Tu n’es pas seulement une star : tu es une Superstar… »

Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet

Chapitre 17 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story

Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
 (écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)

Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre MailletHoward Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.

Crédit photo © DR et © Peter Hujar

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