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Carole Matthieu, une « Don Quichotte » des temps modernes

La misère sociale, le monde perverti du travail, la souffrance des employés sont le sel de Carole Matthieu>/em>.

Hébétée, le regard hagard, Carole Matthieu erre dans l’entreprise où elle exerce le délicat métier de médecin de travail. Véritable éponge émotionnelle, elle boit jusqu’à la lie les angoisses, les douleurs, les peurs des employés qui défilent dans son bureau. Passionaria impassible, guerrière sans arme, elle se bat avec l’énergie du désespoir contre le temps, contre des dirigeants sourds, contre ses propres démons. Totalement habitée par l’aliénation contenue de son personnage, Isabelle Adjani, visage figé, marmoréen, bouillonne et tempête de l’intérieur. Troublante dans ce film très inégal, elle donne avec Corinne Masiero une couleur intense à l’ensemble et interroge nos consciences sur le sujet brûlant qu’est la souffrance au travail.

Des voix sourdes, lointaines, se font entendre. Quasi inaudibles, elles servent de fond sonore. Dans un bureau sans âme, impersonnel, presque vide, une femme brune, visage blessé, attend impassible, triste. C’est Carole Matthieu (impressionnante Isabelle Adjani). Médecin du travail, elle vient de se faire agresser par l’un des employés de l’entreprise pour laquelle elle officie. Totalement interdite, les yeux au bord des larmes, elle raconte son histoire. Compréhensive, elle cherche des circonstances atténuantes à l’homme qui l’a attaquée. Elle sait qu’il n’est pas responsable, que la société l’a broyé. Il a réagi avec l’énergie du désespoir pour faire entendre sa détresse une dernière fois.

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Bien placée pour savoir ce qu’il en est, Carole Matthieu se bat depuis des mois contre des moulins à vent pour que la souffrance des salariés de la Melidem, une entreprise de télévente, soit enfin pris en compte, pour que les pratiques managériales changent. Au bout du rouleau, impuissante, elle écoute jour après jour les doléances, les tourments de ces employés soumis en permanence à la suspicion, la pression, l’humiliation et au harcèlement de managers tout aussi pressurisés par une direction parisienne sans considération pour eux.

Seule contre tous, elle les observe, les écoute, tente de faire au mieux pour soulager leurs maux, pour apaiser leurs angoisses. Mais que peut-elle faire face à la peur de perdre son travail dans une région où ce dernier est rare ? Comment agir quand la rentabilité, la productivité prend le pas sur l’humain ? Malheureusement rien.

Un premier suicide, une agression, mais rien ne change. Un meurtre, la police qui intervient, les médias qui s’intéressent, mais le cri désespéré de Carole Matthieu n’est toujours pas audible. Il reste coincé au fond de sa gorge. Derrière les vitres, le ciel gris, la tristesse de la ville s’insinuent dans cette société glaciale, glaçante et inhumaine. Alors que son monde s’écroule, ses forces vacillent, sa raison s’égare, droite, impassible, elle tente un dernier coup, une dernière fois, de faire entendre la souffrance engendrée par des méthodes de travail coercitives et intrusives.

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Loin d’égaler la force bouleversante et animale de La journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld, Carole Matthieu a le mérite d’aborder frontalement la souffrance au travail et tente d’en comprendre les mécanismes insidieux. Evitant l’écueil d’un parti pris manichéen, Louis-Julien Petit nous immerge totalement dans le monde froid de cette entreprise de télévente. Il en détaille les moindres recoins. Il décortique cliniquement les pratiques managériales qui jouent sur les peurs, les angoisses et les humiliations permanentes, qui tentent tant bien que mal de déshumaniser le travail. Il observe avec une empathie lointaine l’effet dévastateur sur les employés. A force de rester en retrait, en raison d’un montage par trop complexe, il nous éloigne du sujet, nous empêche tout transfert et nous laisse à distance.

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C’était sans compter la présence intense d’Isabelle Adjani. Habituée aux personnalités extrêmes, la comédienne se glisse avec une facilité confondante dans le rôle de cette femme au bord du gouffre. Déchirée par ses propres démons, elle donne à Carole Matthieu ce je ne sais quoi d’étincelant, de fascinant. Vêtements larges, informes, manteau rouge impeccable, elle se fond dans le décor grisâtre, dans cette ruche bourdonnante. Inaudible, enfermée dans un monde qui la dépasse, l’écorche, elle se bat comme elle peut contre cette broyeuse de vie. Si son visage ne laisse passer aucune émotion, on sent dans son regard, le bouillonnement intérieur qui l’anime et la consume. Face à ce monstre sacré, on retiendra la performance à contre-emploi de Corinne Masiero. Accent du Nord prononcé, visage dur, elle joue la froide directrice des Ressources humaines. Faisant tout pour gommer ses humbles origines, elle en oublie presque d’où elle vient et joue à merveille les rouleaux compresseurs inhumains et sans âme. Derrière le masque glacé, pourtant les fêlures finissent par se voir. Elle en est que plus touchante quand son monde inventé s’écroule. Une nouvelle fois, la flamboyante actrice montre l’étonnante et riche palette de son talent.

Si le film se perd dans des circonvolutions métaphysiques et des ellipses abscondes, on se laisse happer par ce sujet d’actualités qui nous touche et nous chamboule. On sort vidé par la violence qui se dégage de cette incapacité à enrayer cette machine infernale guidée par la productivité. Véritable coup de poing, l’œuvre inégale bouleverse nos visions erronées et manichéennes d’une société à la dérive.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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La misère sociale, le monde perverti du travail, la souffrance des employés sont le sel de Carole Matthieu

Carole Matthieu de Louis-Julien Petit
Diffusé sur Arte le 18 novembre 2016
Sortie au cinéma le 7 décembre 2016

Réalisé par Louis-Julien Petit
Avec Isabelle Adjani, Corinne Masiero, Lyes Salem, Ola Rapace, Pablo Pauly, Arnaud Viard, Sarah Suco et Marie-Christine Orry
Scénario de Louis-Julien Petit, Fanny Burdino, Samuel Doux, d’après son roman Les Visages écrasés de Marin Ledun
Images de David Chambille
Musique de Laurent Perez Del Mar
Montage d’Antoine Vareille et de Nathan Delannoy
Décors de Cécile Deleu
Son de Julien Blasco
Producteurs : Liza Benguigui, Marc Ladreit de Lacharrière, Philippe Dupuis-Mendel
Productrice associée : Isabelle Adjani

Crédit photos © Arte

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