Lorenzo Malaguerra - Théâtre du Crochetan © Tristan Jeanne-Valès

Lettre du Suisse Lorenzo Malaguerra à ses amis français

Directeur du théâtre du Crochetan, situé dans la ville de Monthey, Lorenzo Malaguerra livre son regard suisse sur la crise de la Covid.

La Suisse est un pays particulier. Vu de l’étranger – et notamment de mes amis Français – la Suisse est un pays de riches. La Suisse est un pays riche, c’est vrai, mais quand on y est pauvre, ce qui est le cas de pas mal de monde, c’est un pays compliqué.

Faire du théâtre en Suisse n’est pas précisément un métier qui vous permet de faire du ski à Noël dans une de nos stations huppées. Le salaire moyen d’un comédien avoisine les 3500 euros (quand on articule ce chiffre à un comédien français, il manque de s’évanouir) mais considérant le coût de la vie, nos couvertures de santé privées, les loyers exorbitants, les transports hors de prix et tout le reste, 3500 euros permettent à peine de nouer les deux bouts. Zurich vient d’ailleurs d’être placée parmi les 3 villes les plus chères du monde, détrônant Singapour au passage. Paris s’y trouve aussi mais je n’ai jamais compris comment on pouvait vivre à Paris sans se ruiner. Peut-être d’ailleurs que c’est impossible.

Théâtre du Crochetan - Lorenzo Malaguerra © Photo TC

La Suisse romande détient aussi un record qui fait la une de toute la presse internationale, celle des contaminations à la Covid-19, Genève explosant même le plafond du pire. Il y a une dizaine d’années, un tabloïd suisse allemand avait dépeint les Suisses romands comme les Grecs de la Suisse : paresseux, pas sérieux, plus souvent à l’apéro qu’au boulot et se tapant la bise à longueur de journée. Les pires étant les Genevois, toujours selon ce journal à grand tirage. Il est rare qu’on attise ici les conflits identitaires car la Suisse est un pays au fragile équilibre. La principale barrière est celle de la langue mais on la qualifie gentiment de « Röstigraben », la frontière des röstis, un plat de pommes de terres grillées, pas particulièrement élaboré. On vient de constater qu’il existe aussi une barrière pandémique, intitulée le «Coronagraben», la frontière du Corona car l’épidémie est contenue là-bas. En Suisse allemande, les théâtres et les cinémas sont ouverts, pour 50 personnes au maximum, ainsi que les cafés, les restaurants et tous les autres commerces. Le tabloïd en question n’a fort heureusement pas tenté de faire le rapprochement entre le taux de contamination et le mode de vie des uns et des autres. 

Quand on fait du théâtre en Suisse romande, on connaît tous ses collègues mais on ne sait rien de celles et ceux qui pratiquent dans l’autre langue. Ici, les spectacles de théâtre ne franchissent pas la barrière des röstis. Plus étonnant, même les spectacles de danse ont du mal à la traverser, preuve que les directions des théâtres ne se parlent pas ou peu. Nous savons tout de la politique française mais nous ne savons presque rien des personnalités politiques suisses alémaniques. Nous avons beau apprendre l’allemand pendant près de 15 ans à l’école, nous sommes empruntés quand il s’agit de commander un café sur une terrasse de la ville de Berne, notre capitale.

Ville de Monthey © DR

En Suisse, pays riche, nous n’avons pas de régime d’intermittence, les comédiens sont soumis à peu de choses près aux mêmes règles que toute personne perdant son emploi. Les métiers du spectacle sont donc frappés de plein fouet par la crise actuelle. Les musiciens connaissent une situation bien pire car la plupart d’entre eux n’ont même pas droit au chômage. Quant aux plasticiens, ils n’ont droit à rien. On annonce des faillites en pagaille dans les entreprises techniques, le monde de la nuit vit la nuit noire et beaucoup parmi les gens que je croise parlent de reconversion professionnelle. Cette crise-là va faire mal car qui tombe à l’aide sociale dans un pays si riche se retrouve vite dans les pires difficultés.

J’ose croire toutefois que cette crise a du bon, comme on dit par chez nous, et vous verrez que ma conclusion est toute helvétique. La crise met en lumière la fragilité de nos métiers. Pour la première fois, des débats, certes maladroits, sont organisés dans des émissions à grande audience. Les politiques s’emparent du sujet et semblent découvrir le nombre d’emplois dans le milieu de la culture. On s’apitoie, on s’émerveille, on entend tout à coup que sans culture la vie ne vaut rien, qu’on va tout faire pour la sauver. Jusqu’ici, la culture était une espèce de sucrerie qu’une ville pouvait s’offrir dans son budget (en Suisse, ce sont principalement les villes qui financent la culture, très peu l’État central). Aujourd’hui, la culture est au centre de toutes les attentions et c’est presque à qui aura le plan de relance le plus ambitieux. J’ai même entendu ces mots merveilleux d’une ministre de la culture d’une localité genevoise : « arrêtons de mégoter, ici l’argent ne coûte rien. »

Lorenzo Malaguerra, metteur en scène et directeur du Théâtre du Crochetan (Monthey, Suisse)
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