Les tourments sombres, violents de l’adolescence

Présenté dans le cadre de de la Comédie Continue, L'Eveil du Printemps de Wedekind, mis en scène par Clément Hervieu-Léger, sera visible ce soir à 20H30 sur Youtube.

Tout est gris, radical. Il n’y a pas d’échappatoire. L’innocence, la fraîche et libre éclosion des émois amoureux à l’adolescence doivent être broyées, fracassées contre la rigidité du monde borné et sans fantaisie des adultes. S’emparant de la tragédie enfantine de Wedekind, Clément Hervieu-Léger signe une mise en scène froide, sans concession, qui souligne la noirceur âpre de cette satire sociale brillante et lucide d’une société corsetée dans des principes d’un autre âge. Bravo ! 

Une structure grise modulable encercle la scène de la salle Richelieu. Elle laisse par endroits, la lumière des coulisses pénétrer dans cette espace froid, triste. Assise, recroquevillée dans un coin, le visage à peine éclairé, Wendla (émouvante Georgia Scalliet), semble perdue dans ses rêves. C’est le matin de ses 14 ans. Sa mère (Cécile Brune toute en retenue) lui apporte sa nouvelle tenue, une « robe de pénitence », longue, sans fioriture, sans couleur. Fini les joyeusetés de l’enfance, la légèreté, la fantaisie acidulée, la fillette n’est plus. C’est une femme en devenir maintenant. 

La fin de l’innocence

Il n’est plus temps de s’amuser, de jouer. L’adolescence est en marche, l’âge adulte pointe le bout de son nez. Il en est ainsi pour tous les amis de Wendla, qu’ils soient filles ou garçons. Tous doivent rentrer dans le rang, obéir aux règles établies par leurs parents, leurs professeurs. La jeune est jolie Martha (lumineuse Pauline Clément) apprend à grandir sous les coup répétés de son père, Melchior (ténébreux Sébastien Pouderoux) sous les caresses encourageantes de sa mère (bouleversante Clotilde de Bayser), Moritz (incandescent et habité Christophe Montenez) dans la peur de décevoir ses géniteurs et la délurée Ilse (éblouissante Julie Sicard) dans l’indifférence de tous.

Le désir sexuel, sensuel

A l’heure où les hormones titillent les sens, où le corps change, les obsessions sexuelles viennent peupler les rêveries, nos adolescents, tout feu tout flamme, se trouvent brimés, frustrés par un carcan social dépassé. À trop les enfermer dans des codes surannés, des principes ancestraux, chacun, réagit comme il peut. La plupart s’en sortent, mais d’autres sont brisés par le système. C’est cette souffrance, ce choc entre deux mondes, cette fragilité de l’enfance qui se fracasse en mille morceaux contre une autorité intransigeante et impitoyable, cette incapacité à se comprendre entre jeunes, parents et enseignants qu’a voulu mettre en exergue avec virtuosité Clément Hervieu-Léger. Il y arrive à merveille. Privilégiant un décor – signé Richard Peduzzi dont c’est la première collaboration avec le Français – aseptisé, gris, qui étouffe les sentiments, les émotions, les sons, les cris, il nous entraîne au plus près de cette violence rigide, brutal qui empêche l’imaginaire de se développer, les sentiments de s’épanouir et détruit à jamais les âmes trop sensibles. 

Une mise en scène ciselée

Avec une élégance froide, clinique, l’ingénieux et brillant metteur en scène dirige une troupe au talent ciselé et multiple, n’hésitant pas à pousser  les comédiens dans leur retranchement, à aller au plus profond d’eux-mêmes puiser des émotions brutes, sans fard ou à brider leur nature pour jouer dans un autre registre. Tous sont excellents et illuminent de leurs présences la scène, chacun donnant à son personnage une densité noire, profonde qui touche et bouleverse. Clotilde de Bayser est sublime d’intensité en mère aimante, déchirée de n’avoir pu empêcher les dérives innocentes puis criminelles de son fils. Eric Genovese est méconnaissable en père censeur et lâche, inféodé au règles des gens de ce caste. Georgia Scalliet donne toute sa candeur ingénue à cette jeune fille en fleur que l’ignorance dans laquelle la maintien sa mère va perdre à jamais. Enfin, Christophe Montenez habite avec une véracité, une humanité, une fièvre, le personnage de Moritz, cet enfant chétif, un peu bêta, inadapté au format scolaire, qui se brûle les ailes, la cervelle faute d’être compris. 

Une tragédie cinglante

Si certains resteront hermétiques au parti-pris radical de Clément Hervieu-Léger, d’autres, la plupart, seront chamboulés, bouleversés par cette tragédie humaine, contemporaine qui n’a pas pris une ride. Parlant ouvertement de sexualité, de mœurs, de viol, d’homosexualité, de relations sadomasochistes, la magnifique pièce-monstre de Wedekind, créée au début du siècle dernier et taxée aussitôt par la bonne société berlinoise d’œuvre pornographique, prend tout son sens et sa force dans cette adaptation résolument moderne et féroce. Un moment de théâtre rare, une claque troublante qui touche cœur et âme et interroge nos propres principes. 

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Pour Attitude Luxe

L’éveil du printemps de Frank Wedekind – La Comédie-Française

Mise en scène de Clément Hervieu-Léger
Traduction de François Regnault
Scénographie de Richard Peduzzi assisté de Laure Montagné
avec Michel Favory, Cécile Brune, Éric Génovèse, Alain Lenglet, Clotilde de Bayser, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Christophe Montenez, Rebecca Marder, Pauline Clément, Julien Frison, Gaël Kamilindi, Jean Chevalier et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Matthieu Astre, Robin Goupil, Aude Rouanet, Juliette Damy, Alexandre Schorderet
Costumes  de Caroline de Vivaise
Lumière de Bertrand Couderc
Musique originale  de Pascal Sangla
Son de Jean-Luc Ristord
Maquillages et coiffures de David Carvalho Nunes
Collaboration artistique : Frédérique Plain

Crédit photos de  © Brigitte Enguerrand, coll. Comédie-Française

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1 Comment

  1. C’est ce que j’aime lire dans une critique  » Tous sont excellents et illuminent de leurs présences la scène », cela donne envie de voir ce spectacle. Merci pour votre point de vue détaillée. Dès que la société va repartir, je note ce spectacle et ne manquerais pas d’y aller.

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