Il y a le moment où ça arrive

Après la mise à l'arrêt des tournées, des projets, Anne Monfort livre un regard(s) triste, un peu, mais surtout plein d'espoir et de réflexion sur l'avenir.

Il y a le moment où ça arrive, où l’on vit sa vie, où l’on répète, où l’on joue des spectacles qu’on pense en lien avec le réel, où l’on prépare des projets.

Pour moi, ça arrive au moment de partir en tournée avec deux spectacles que j’aime beaucoup, Pas pleurer, l’adaptation du roman de Lydie Salvayre, et La méduse démocratique, où le fantôme de Robespierre vient nous parler des violences policières et de mesures actuelles que le Comité de Salut Public n’aurait jamais osé prendre. Au moment où je travaille avec mon équipe et de formidables jeunes comédien.ne.s sur L’avancée de la nuit deJakuta Alikavazovic, un texte qui m’accompagne depuis quelques années, pour en faire un spectacle – le vendredi 13 mars, jour de la dernière répétition, les phrases résonnent avec une étrangeté particulière : « Une ville peut-elle mourir de peur ? », « Le fantastique est devenu la condition de nos existences »…. Au moment aussi de la naissance d’un projet de mise en scène très excitant sur un texte d’Anja Hilling – Nostalgie 2175. En 2175, les humains ne peuvent plus sortir à l’air libre sans combinaison de protection, le corps s’est modifié, la chaleur est intenable ; tout et rien à voir à la fois, mais difficile de ne pas penser à aujourd’hui, même si le texte a été écrit il y a dix ans…  

Et il y a ce qui arrive

Après un bon moment d’inconscience et de sentiment factice d’invulnérabilité, on atterrit.
Il y a d’abord une sensation d’être privilégiée et totalement inutile au regard de celles et ceux qui sont en première ligne tous les jours, les soignant.e.s, les caissier.e.s, les agent.e.s de propreté, les postier.e.s, les livreurs….

Surtout la montée d’une immense colère vis-à-vis des politiques qui assèchent l’hôpital public depuis des années en clamant que le système français est le meilleur (si on regardait l’Allemagne ?), parlent d’un « argent magique » qui n’existerait plus pour l’hôpital, et ça a commencé bien avant… Une immense colère envers ceux qui parlent de guerre en nous rejouant les taxis de la Marne, et en ne perdant jamais une occasion de restreindre les libertés publiques et les acquis sociaux, tout en multipliant les injonctions contradictoires – n’allez pas dans les parcs mais allez voter, restez chez vous mais allez travailler. 

Une colère aussi de voir l’inquiétude de mes parents qui l’ont servie, la médecine, en PMI, à l’hôpital, en libéral conventionné secteur 1 (oui, ce truc où la consultation est intégralement remboursée par la Sécurité Sociale, même en psychiatrie, car on peut avoir des convictions et considérer que la santé mentale n’est pas un privilège de classe ou en tout cas ne devrait pas l’être). Quand je vois leur peur, pour eux, pour les autres, pour les malades, pour les collègues éreinté.e.s sans le minimum pour travailler, j’ai le sentiment d’une immense trahison.  

Dans L’amant des mortsMathieu Riboulet donnait la parole aux morts de l’épidémie de SIDA, qui disaient aux vivants : « Mais même en tirant nos rideaux, en estompant nos ombres, en nous délitant dans la grande mascarade sans queue ni tête qui nous tient lieu d’existence, nous en sommes là. Et vous en êtes là avec nous. Et si vous êtes encore vivants c’est parce que nous sommes morts. » Le même Mathieu Riboulet citait Saint-Just en exergue d’Entre les deux il n’y a rien : « Ceux qui survivent aux pires crimes sont condamnés à les réparer ». Espérons qu’une fois les mort.e.s pleuré.e.s, cet épisode nous amènera à réparer notre modèle de société, notre hôpital public, nos systèmes de solidarité planétaires, nos façons de faire de la politique et de l’écologie, de travailler et de vivre. 

Et quelques jours plus tard…. 

            Ça dure. Mais c’est étrange à dire, on s’habitue- ou du moins on prend des habitudes. Dans mon cas, on s’organise, on syndicalise, on essaie de comprendre, d’informer, on revendique, on alerte. C’est tout petit, au sens où « ça ne sauve pas des vies » dirait ma mère, mais c’est tenter que notre métier traverse cette crise sans trop de « pertes humaines ». Là aussi, la phraséologie guerrière revient, avec tous ses relents détestables- du coup, comment faire pour qu’il n’y ait ni « dommages collatéraux » ni « bombes intelligentes », ni « cibles d’opportunité » ? Que cette crise ne soit pas une nouvelle preuve que la culture a intériorisé la logique concurrentielle d’une fausse méritocratie. Si l’on veut vraiment poursuivre ce vocabulaire, je préférerais la « doctrine zéro mort », dans tous les camps, et de ne pas voir disparaître du métier nombre de compagnies, d’intermittents dans la jungle de cette saison blanche. 

            Et même si j’ai la chance de ne pas avoir été interrompue en plein milieu de répétitions, ni arrêtée en pleine course juste avant une première, il y a une grande tristesse. Je me demande, comme nombre de mes collègues, comment continuer, faire mon métier, alors que nos outils de travail ne sont pas accessibles, qu’on est loin du plateau. Lire, bien sûr, préparer, écouter, travailler. Rencontrer des gens, même. 

 On se réunit, même ; je repense à notre toute première lecture de Nostalgie 2175 où nous débutions tous dans notre usage de réunion zoom, la fameuse réunion zoom qui, en l’espace de deux semaines, est devenue, notre meilleure amie du quotidien. Ironie du sort, la pièce d’Anja Hilling parle de l’impossibilité à se toucher dans le monde de 2175, et lors de cette première séance de travail, les adresses si intenses des acteurs auraient pu faire croire qu’ils traversaient les petites boîtes de l’écran… Bien sûr, on découvre le mille-feuilles d’un texte, comme on le ferait à la table- peut-être même avec plus d’étonnement, de concentration ?-, avec l’extrême joie de s’interroger sur ce que signifie ce point ou ce passage à la ligne, d’entendre soudain le texte s’ouvrir dans la voix et laisser apparaître des espaces inexplorés.  Tout en ne faisant que constater une immense frustration -on se sent face au mur, en l’absence de plateaux, de corps, de se retrouver, difficile d’aller plus loin. 

Et si cette crise permettait de déjouer les fétiches ?

ce laboratoire obligé nous montre bien ce qu’internet peut faire et aussi tout ce qu’il ne peut pas faire, et que le jouet, au regard du spectacle vivant, offre des possibles ,vastes certes, mais pas illimités.  Je pense à ces musiciens qui en font un témoin du travail et mettent en ligne leurs gammes, leurs exercices, et surtout pas des concerts ou des représentations qui demanderaient autrement plus de temps, de secret et d’errance. 

Et si cette mise à l’arrêt nous obligeait à repenser le temps de nos métiers – combien de dates fixées parfois depuis deux ans s’évaporent car il devient impossible de savoir ce qu’on fera dans dix jours –, à inventer un rythme de travail qui puisse être celui, intrinsèque, des artistes, de leur rencontre avec les spectateurs, et non des réseaux de financements et des habitudes de convocation du public, à repenser l’espace de notre travail, à déjouer la hiérarchie qui va de l’international au local, à ne plus accepter comme normal un système de reconnaissance qui passe par notre capacité à « produire » aux dépens parfois du sensible (un rien paradoxal, alors que plus grand’monde parmi les artistes ne croit plus à la croissance comme synonyme de bonheur). 

Il n’est pas interdit d’espérer….

Anne Monfort, metteuse en scène

Crédit photo © Simon Gosselin, © Rita Martinos et © Patrice Forsans

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