Cinquante nuances de Jarman

Au TQI, Bruno Geslin évoque Jarman, le cinéaste, le poète.

Au théâtre des quartiers d’Ivry, Bruno Geslin s’empare fiévreusement de l’ultime œuvre du réalisateur britannique Derek Jarman et signe un spectacle d’art total. Musique, danse, couleur, tout explose en un magnifique feu d’artifice théâtral. 

La vie reprend doucement, intensément au Théâtre des quartiers d’Ivry. Dans la tourmente depuis plusieurs mois, l’établissement, en quête d’un nouveau directeur, retrouve un semblant de sérénité. Dans le foyer style « indu », une poignée de personnes s’agitent, discutent. L’ambiance morose des mois derniers s’efface. Le cœur palpitant du Centre dramatique national se remet à battre. L’équipe est aux petits soins. Le public, chaleureusement accueilli, flâne à la librairie, s’attarde au bar. La cloche retentit. Il est temps de se diriger vers la salle. 

Sur le plateau, dans une pénombre savamment étudiée, un homme mince, musculeux et une frêle jeune femme, ont déjà pris possession de l’espace. Ils s’affairent, inconscients d’être déjà sous les feux des projecteurs. Les spectateurs s’installent, finissent leurs conversations. Imperceptiblement, la lumière décline, la scène se dépeuple. Le show peut commencer. Jeux d’ombres, musique genre « clubbing », et c’est toute une époque, celle des années sida, qui se rappelle à nos bons souvenirs. 

Ne portant qu’un slip blanc et des chaussettes, dévoilant un corps parfaitement sculpté, le chorégraphe Nicolas Fayol ouvre le bal. Sa mission n’est pas simple, donner aux couleurs, une identité, une forme, leur associer un mouvement. Gestes précis, enchaînements parfaitement fluides, il s’approprie les mots de Jarman, son regard sur le monde. Ainsi, le blanc ressemble étrangement à son Sebastiane. Cette introduction à l’œuvre de l’artiste britannique, malade du sida, est d’autant plus envoûtante, hypnotisante, que ce dernier est sur le point de devenir aveugle et tente une dernière fois d’évoquer ce que représentent à ses yeux le rouge, le jaune ou le bleu. Habité, vibrant, le danseur s’empare de cette matière polychromatique, lui offre un corps, une densité, qui captive et saisit. 

Construit de manière kaléidoscopique, ce portrait autobiographique de Jarman n’a rien de linéaire, de scolaire, bien au contraire. Il se nourrit de l’essence même de l’artiste, de ses visions. Poétique, l’écriture du réalisateur britannique se révèle singulière, déroutante et décalée. Avec ingéniosité, Bruno Geslin le porte à la scène. S’appuyant sur la forme protéiforme du récit, il esquisse un objet théâtral unique où tous les domaines artistiques s’entremêlent. Empruntant autant à la danse qu’au cabaret, au théâtre qu’à la performance, Chroma plonge au plus près du cœur trépidant, frémissant de la création. 

Images puissantes, son enveloppant, le public bat du pied, se trémousse. Totalement pris dans ce spectacle hybride, il vibre à l’unisson des comédiens – tous épatants – , des musiciens, qui partie prenante de la scénographie, joue en direct. Entre vision d’un monde fantasmé, scènes de vie à l’hôpital où Jarman, décline un peu plus chaque jour, et évocation de son enfance, de son homosexualité assumée, l’univers de l’artiste s’expose et inonde l’espace. C’est beau, prenant, étourdissant, terriblement drôle.

En dépassant le cadre de la reconstitution scénique d’une vie, préférant donner corps aux idées, aux pensées de Jarman, Bruno Geslin signe une œuvre totale à la beauté troublante et sensuelle. Émilie BeauvaisNicolas Fayol et Olivier Normand sont tout simplement ensorcelants. Essence charnelle de ce Chroma, autant qu’atout charme et choc, ils transcendent ce show « queer » et polychromatique, cet ovni sublime. Un moment unique, une expérience immersive à ne rater sous aucun prétexte ! 

Olivier Fregaville-Gratian d’Amore


Chroma de Derek Jarman
Théâtre des Quartiers d’Ivry 
Manufacture des Œillets,
1 place Pierre Gosnat
94200 Ivry-sur-Seine
Jusqu’au 2 février 2020 
Durée 1h30


adaptation et mise en scène de Bruno Geslin
avec Émilie Beauvais, Nicolas Fayol, Olivier Normand, Benjamin Garnier, Alexandre Le Hong
scénographie de Bruno Geslin 
musique de Mont Analogue 
création et régie son de Teddy Degouys 
lumière de Laurent Bénard 
régie lumière de Claude Casas 
régie vidéo de Jéronimo Roe 
images de Bruno Geslin, Nicolas Fayol et Quentin Vigier 

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