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Les Créanciers ou le solde de tout compte d’un cœur blessé

Les créanciers d'August Strindberg investissent l'auditorium de Saint-Germain pour réclamer leur dû.

Les mots sont cinglants. Les dialogues ciselés, crus, cliniques. Les attitudes tranchées. La femme charmeuse, calculatrice, cruelle et dominatrice. L’homme veule, lâche, manipulateur et machiavélique. A chaque tableau, à chaque huis-clos, l’étau invisible se resserre un peu plus sur le débiteur amoureux. La créance approche et ne souffre pas de délai de paiement. La tension monte, crescendo. La fièvre qui gagne le terrible et froid créditeur – impressionnant Benjamin Lhommas – s’intensifie pour devenir brûlante, incandescente. Seul, il imprime au texte sa cruauté, sa violence. Malheureusement, la mise en scène trop ampoulée de Frédéric Fage n’arrive pas à investir la scène trop grande de l’auditorium de Saint-Germain, et laisse une partie du public sur le carreau, faute d’être réchauffée par la passion sulfureuse et moderne de ce trio amoureux… Dommage !…

Les_creanciers_TEkla_Adolf©Simane_Brahimi_@loeildoliv

Le rideau se lève sur une scène immense. Au centre, sur un lit rouge sang, un homme dort, à moitié nu. Côté cour, une jeune femme à la chevelure flamboyante, à la silhouette fine, s’affaire et s’apprête. Elle contemple son double dans la glace. Elle se fait belle. Les gestes sont lents, mécaniques, presque irréels, inhumains. Tekla (Maroussia Henrich), tel est son nom, fait le moins de bruit possible. Elle ne veut pas réveiller son amant, le charmant Adolf (Julien Rousseaux). Elle semble vouloir fuir au plus vite telle une voleuse, une maîtresse d’un soir. Avant de quitter les lieux, elle se ravise, dépose un tendre baiser sur le front du paisible dormeur qui n’est autre que son artiste de mari.

Seul, toujours allongé, il ne bouge pas. Une silhouette masculine approche, hésite à troubler la tranquillité du bel apollon dont il admire la musculature saillante. D’un geste magique (et surtout grâce à un fil de nylon trop visible !…), il enlève le drap qui le recouvre, avant de disparaître. Dans un sursaut, l’homme se réveille. Le visage hagard, il scrute la pièce. Il cherche la présence de sa femme. Il n’y a personne. Il se lève, se rhabille à moitié. Il observe ses dernières œuvres artistiques qui jonchent le sol, côté jardin. Il a l’air perplexe, dubitatif, comme s’il n’était pas satisfait de son travail. Il semble vidé de l’intérieur.

Les_creanciers_August_Bejamin_Lhommas©Simane_Brahimi_@loeildoliv

L’autre homme entre. Il s’appelle August (épatant Benjamin Lhommas). C’est le nouveau confident d’Adolf. Avec lui, l’homme marié peut s’épancher sur son couple qui semble au bord du précipice. Amoureux fou de sa femme, il a peur de ne plus savoir être à la hauteur de ses exigences. Il n’est plus le mari mais le petit frère. Il cède à tous ses caprices, à toutes ses volontés. Lui, l’artiste jadis reconnu, le Pygmalion, est devenu l’ombre de sa Galatée. A bout de souffle, il en crève d’être la marionnette de celle qui n’était rien et qui, grâce à lui, est devenue une auteure à succès. Il a besoin de courage pour en finir et se séparer. August, l’ami fidèle va s’y employer… Le piège infernal et invisible est tendu. La créance que Tekla a contractée avec les hommes de sa vie va devoir être payée sans délai.

August Strindberg n’est pas tendre avec les femmes, comme on a pu le voir dans Père qui est donné actuellement à la Comédie Française, mis en scène par Arnaud Desplechin. Démons en jupon, séductrices sans scrupules, elles sont, dans ses pièces, des êtres vils, des tentatrices, qui blessent mortellement les hommes. Tekla ne fait pas exception.. Elle se joue des sentiments et avilit l’amour. Insouciante et persuadée de son charisme, elle se croit libre. Elle se voudrait indépendante et ne voit pas l’odieux stratagème, la jalousie qu’elle instille dans le cœur de ses amants, la vengeance implacable qu’elle a fait éclore dans leur âme. Pour elle, le moment de passer à la caisse et d’acquitter ses dettes est proche.

Les_creanciers_TEkla©Simane_Brahimi_@loeildoliv

Ecrit comme un thriller, une histoire à suspens, Les Créanciers d’August Stringberg est une succession de trois huis-clos intimistes. Tour à tour, la femme et les deux hommes de sa vie vont se retrouver confrontés l’un à l’autre. Les fils de l’intrigue, les liens qui les unissent vont se révéler, par touches successives. De son regard tourmenté, cynique et misogyne, le dramaturge suédois esquisse une analyse détaillée et fort sombre des relations amoureuses. Les sentiments sont des lignes de crédit où tout finit par se payer.

Alors que les dialogues percutent, que les mots frappent, que chaque parole, telle un venin, répand le poison de la vengeance, de la haine, la mise en scène en dilue la force et la puissance. En transposant du XIXe siècle au XXIe siècle, Frédéric Fage montre, certes, l’intemporalité du texte, mais n’arrive pas à en appréhender la substantifique moelle. L’espace, trop grand, l’oblige à des circonvolutions qui atténuent le mordant de la pièce. Ainsi, l’intermède dansé et parfaitement chorégraphié, est bien inutile et perd un peu plus le spectateur.

Les_creanciers_TEkla_Adolf_Rousseaux©Simane_Brahimi_@loeildoliv

Heureusement, Benjamin Lhommas, terrible créancier, implacable vengeur au cœur blessé, déchiqueté, tient en haleine par son jeu sibyllin. Charmeur et manipulateur inflexible, il retient l’attention du public et le prend à témoin de l’odieux piège dans lequel il a enfermé Tekla et Adolf. Ténébreux, cruel, il incarne avec fougue et perversité le premier mari de la belle. Julien Rousseaux a le physique d’un jeune premier. Il est magnifique, attachant, mais manque parfois de profondeur. En abusant du registre enfantin, il en oublie presque les multiples aspects de son personnage et bride son jeu. Il se libère enfin quand tout est perdu. Avec exaltation, il incarne parfaitement l’homme trahi, blessé, bafoué. Envoûtante, avec sa chevelure flamboyante, Maroussia Henrich reste superficielle et n’a pas encore toute la verve requise pour interpréter toutes les tonalités de Telka, femme forte en apparence, sûre d’elle-même, mais terriblement fragile.

Oublions décors et costumes, qui ne sont que fioritures, pour se concentrer uniquement sur le plaisir de (re)découvrir le tranchant et la beauté du texte d’August Strindberg, qui se dessine en filigrane … Une salle plus intimiste pourrait permettre à ce trio de monter en puissance afin de restituer toute la violence et la férocité de cette pièce magnifique… Laissons le temps nous séduire !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


Les_creanciers_TEkla_Adolf_August©Simane_Brahimi_@loeildoliv
Les créanciers d’August Strindberg investissent l’auditorium de Saint-Germain pour réclamer leur dû © Slimane Brahimi

Les créanciers d’August Strindberg
Auditorium Saint Germain
4 rue Félibien
75006 Paris
Jusqu’au 27 janvier 2016
Du lundi au mercredi à 20H
Durée 1h30

Mise en scène de Frédéric Fage
avec Maroussia Henrich, Julien Rousseaux, Benjamin Thomas
Photographie de Slimane Brahimi (mention spéciale à l’esthétisme des photographies qu’on aurait aimé retrouver sur la scène de l’Auditorium Saint-Germain)

Crédit photos © Brahim Slimani

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2 Comments

  1. Il semble que le metteur en scène a su tirer une grande part des richesses de ce texte, et a su mettre en valeur quelque chose qui est évidemment présent dans le texte, à savoir l’érotisme des corps, l’idée des échanges qui seraient à la fois des caresses et des coups de couteaux. Cependant, Frédéric Farge paraît insuffler à son texte quelque chose d’une pulsion non plus seulement intime ou intérieure mais plastique. Les dispositifs qui entourent les comédiens, qu’il s’agisse d’une scénographie qui évoque vaguement l’atelier d’un artiste, ou bien encore de l’utilisation en simili d’images projetées qui sont des représentations artistiques de ce qui se déroule sur scène, ou bien même d’interstices musicaux et chorégraphiques, participent de l’émergence d’un monde non pas seulement psychologique attaché à la matière textuelle mais bien artistique, et c’est ce qui reste très difficile à réaliser lorsque l’on monte une pièce d’un auteur tel que Strindberg.

    Si l’on s’attache à déniveler l’histoire, il s’agirait d’une sorte de récit à la fois vécu comme prisme du déchirement du couple mais aussi comme déchéance et mort de l’art. En effet, le personnage d’Adolph, représenté en demie-teinte et incarné par Julien Rousseaux, désespère de ce que son amante ou sa femme ne lui soit ni entièrement conquise ni entièrement dévouée. La sculpture présente sur scène qu’il est censé avoir réalisé est assez révélatrice de ce que l’art pour lui ne saurait se vivre sans passions, parce que l’art est à la fois politique et poétique, qu’il vient des idées et qu’il croit en l’espoir et en l’amour. Alors fatalement quand on ne croit plus à l’amour, ce qui est le cas d’Adolph, créer, c’est arracher des fragments. Créer une statue sans visages, un simple buste sans vie, c’est jouer de l’illusion sans illusions.

    Le personnage de Tekla incarné par Maroussia Henrich revêt à la fois une dimension érotique et une concentration morbide inquiétante. Il reste que pourtant éprise et amoureuse d’Adolph, elle fait montre d’une passion folâtre et désinvolte, en réalité éprise d’elle même, et je ne sais si cela constitue un choix de costume pour le metteur en scène, mais la robe qu’elle revêt au cours de la scène avec Gustav, qui s’agrémente de sortes de bracelets arrimés à ses poignets qui se perpétuent en petites chaînes qui rejoignent un collier proche d’un torque, forme une image impérissable de son égotisme. Le personnage de Gustav quant à lui interprété par Benjamin Lhommas apparaît comme un ange destructeur à l’ombre de son accomplissement, la référence à la peinture de Jérome Bosch dans le texte est en cela parfaitement explicite. Il serait l’ancien mari de Tekla et devient par nécessité l’ami d’Adolph.

    En définitive, le récit est grandi par l’ardeur des comédiens dont l’énergie reste pure et angoissante, convulsive tout en étant exigeante et claire. La compagnie nous dévoile ainsi avec art et discernement un grand texte classique tout en accordant à la dramaturgie un vrai travail de fond artistique et humain, un spectacle en somme qui n’est pas en mesure de décevoir tant on est intranquille de découvrir son déchirement à travers le retour de Gustav, une sorte de mari prodigue.

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