Couv_EUGENIE_Bellescize_©Giovanni_Cittadini_Cesi_105_@loeildoliv

Eugénie, une fantaisie poétique et sombre sur le désir d’enfant

Venez assister à la naissance d'Eugénie, une enfant pas comme les autres selon Côme de Bellescize.

Dans une société consumériste où les corps sont considérés comme de vulgaires machines, où la perfection est la norme, il n’y pas de place pour l’humain, pour la différence, pour le handicap. Avec beaucoup de dérision et d’humour noir, Côme de Bellescize explore les troubles et les fantasmes d’un jeune couple prêt à tout pour être parents, mais pas à n’importe quel prix. Son écriture ciselée, précise, esquisse avec onirisme et drôlerie un monde aseptisé, absurde, où obsessions et élucubrations finissent par remplacer réalité et pragmatisme. Embarqué par une mise en scène rythmée, captivé par le délirant jeu des quatre comédiens, on se laisse porter par cette satire sociale qui passe en un battement de cil du rire aux larmes… Fascinant !…

Dans un décor étrange, rose layette, mêlant mobiliers d’entreprise et objets personnels, deux hommes conversent. Le premier s’appelle Sam (Jonathan Cohen, couard épatant). Il est l’archétype du vendeur d’imprimantes : légèrement obséquieux et sûr de lui. Le second, c’est un client lambda (Philippe Bérodot, tour à tour désopilant et inquiétant), exigeant et perplexe, amateur de la pureté des lignes, de la géométrie des formes et de la rigidité d’apparence des œuvres de Mondrian qu’il souhaite dupliquer à l’identique, à l’infini.

EUGENIE_Bellescize_©Giovanni_Cittadini_Cesi_010_@loeildoliv

Entre eux, un jeu de dupes hilarant commence. L’un veut un produit particulier, l’autre fait l’article pour un appareil soi-disant plus performant. Dubitatif, l’acheteur hésite quand surgit, hirsute, Sarah (fantastique Eléonore Joncquez), la femme de Sam. En pleine période d’ovulation et obsédée par le besoin vital d’être mère, elle n’a qu’une idée en tête : s’accoupler avec son conjoint. Qu’importe le lieu, le moment, l’acte doit être accompli dans la seconde, fusse devant le potentiel acquéreur d’imprimante. Le ton semble donné, léger et superficiel. Ce n’est qu’un trompe-l’œil pour appâter le chaland. Le public, ferré, hilare, se laisse emporter doucement, imperceptiblement, vers des sujets de société plus dramatiques : le désir d’enfant, l’incapacité naturelle à donner la vie, le handicap.

D’une histoire d’amour somme toute banale, Côme de Bellescize esquisse un portrait noir de notre société aseptisée, dogmatisée. Pour être épanoui dans sa vie de couple, l’unique issue est de fonder une famille, avoir des enfants. Sarah et Sam ont tout pour être heureux, sauf une progéniture. La nature leur refuse ce cadeau. De fausse couche en fausse couche, il ne reste qu’une alternative : la fécondation in vitro. Bien que la mère de la jeune femme (incroyable et épatante Estelle Meyer), féministe version MLF, se montre farouchement opposée à cette idée, estimant que cette volonté de procréer est une aliénation de la femme, cantonnée au rôle de mère pondeuse, le deux tourtereaux entament le long parcours médicalisé qui leur permettra, à terme, d’être des parents comblés.

EUGENIE_Bellescize_©Giovanni_Cittadini_Cesi_034_@loeildoliv

De la collecte de sperme à l’échographie, du choix du prénom à l’annonce à la famille, l’auteur s’amuse de ces situations ubuesques. Le ton est léger, superficiel, mais le drame n’est jamais loin. Insidieux, il attend, tapi dans l’ombre. Alors que la grossesse semble bien se passer, que la future petite fille a été prénommée Eugénie, « comme l’impératrice », le médecin, vieux mandarin sans tact (Philippe Bérodot), s’inquiète : l’enfant semble être mal formé, le handicap pourrait s’avérer lourd. Les (mal) heureux parents ont moins d’une semaine pour se décider s’il souhaite garder l’enfant.

Le ton devient cynique, sombre, âpre. Les mots sont lourds, les rapports violents. Alors que l’homme, dans toute sa lâcheté, fuit le cocon familial, la femme se débat et converse avec ce petit bout d’être accroché en elle, représentée sur scène par l’excellente Estelle Meyer en tutu rose. Mêlant fantasme de l’enfantement et de la parentalité, à l’absurdité d’un monde clinique où seules, rentabilité et performance ont droit de cité, Côme de Bellescize interroge nos consciences avec humour, piques incisives et dérision. De sa plume douce et acide, il s’engouffre avec malice dans nos doutes, nos ambivalences, nous obligeant à réfléchir, à chercher au fond de nous notre humanité. Passant du réel à l’irréel, il croque avec finesse une société perdue se raccrochant à de vieux repères, faute d’appréhender sereinement l’avenir.

Dans cette balade tant onirique qu’effrayante, les quatre talentueux comédiens nous bousculent sans ménagement. Eléonore Joncquez campe une Sarah toute en nuances. Frêle en apparence, elle puise au plus profond d’elle-même la force d’une combattante, prête à tout pour sa future fille. Jonathan Cohen incarne à la perfection la veulerie masculine. Fort en texte, il se dégonfle au moindre obstacle. Capable d’emmener le public dans une odyssée masturbatoire hallucinante et féérique lors de la collecte de sperme, il sait se retrancher avec facilité derrière les autres devant l’adversité. Qu’il soit mandarin d’un autre temps, annonciateur de mauvaises nouvelles, ou client mécontent quand son imprimante préfère l’anarchie de Pollock à la droiture de Mondrian, Philippe Bérodot navigue avec facétie dans cet univers burlesque. Mais, c’est Estelle Meyer qui rayonne et ensorcelle la salle. Elle passe avec une facilité déconcertante de la mère castratrice, féministe d’un autre âge, au bébé en devenir, trublion de la tranquillité parentale. Séductrice, dragon tyrannique ou poupon joufflu, elle séduit l’auditoire de sa lumineuse présence.

EUGENIE_Bellescize_©Giovanni_Cittadini_Cesi_125_@loeildoliv

Entre ordre et chaos, réalité et fantasme, farce et épopée, la comédie satirique de Côme de Bellescize émeut et effrite nos certitudes. Tournant en dérision nos obsessions, s’amusant de nos vaines angoisses existentielles, multipliant les chausse-trappes et les rebondissements, passant du rire aux larmes, il signe une pièce burlesque fascinante… Une expérience étonnante à ne pas rater !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


AFF_EUGENIE_Bellescize_©Stephane_trapier_@loeildoliv

Eugénie de Côme de Bellecsize
Théâtre du Rond-Point – salle Jean Tardieu
2 bis, Avenue Franklin Delano Roosevelt
75008 Paris
jusqu’au 13 décembre 2015
du mardi au samedi 21h et le dimanche 15h30
Durée 1h30

texte et mise en scène : Côme de Bellecsize assisté de Jane Piot
avec : Philippe Bérodot, Jonathan Cohen, Eléonore Joncquez, Estelle Meyer
scénographie : Sigolène de Chassy
lumière : Thomas Costerg
son : Lucas Lelièvre
musique originale : Yannick Paget
costumes : Colombe Lauriot Prévost
collaboration artistique : Vincent Joncquez
régie plateau : Stefan Goldbaum Tarabini
régie générale : Arnaud Praul

Crédit photos © Giovanni Cittadini Cesi

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